Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
LE PICCININO.

la défense de mon scepticisme, beaucoup d’arguments qui sortent de ma mémoire pendant que je vous écoute. Il ne me semble pas que je sois aussi mauvais et aussi méprisable que vous le pensez. Mais, avec vous, je me sens plus pressé de m’améliorer que de me défendre. Parlez toujours.

― Oui, oui, j’entends, dit Fra-Angelo avec fierté, vous êtes peintre et vous m’étudiez, voilà tout. Ce langage vous paraît nouveau dans la bouche d’un moine, et vous ne pensez qu’au premier tableau que vous ferez de saint-Jean prêchant… dans le désert ?

― Ne me raillez pas, je vous en supplie, mon oncle ; cela est inutile pour me faire savoir que vous avez plus de finesse et d’esprit que moi. Vous avez voulu me questionner ; je vous ai dit sincèrement ma pensée. Je hais l’oppression, qu’elle se présente sous la forme du passé ou sous celle du présent. Je n’aimerais pas à être l’instrument des passions d’autrui et à sacrifier mon avenir d’artiste au rétablissement des honneurs et de la fortune de quelques grandes familles, naturellement ingrates et instinctivement despotiques. Je crois qu’une révolution, dans un pays comme le nôtre, n’aurait pas d’autre résultat. Je me sens de force à prendre un fusil pour défendre la vie de mon père et l’honneur de ma sœur. Mais, s’il est question de s’affilier à quelque société mystérieuse, dont les adeptes agissent les yeux fermés, et sans voir la main qui les pousse ni le but où ils marchent…, à moins que vous ne me prouviez éloquemment et victorieusement que c’est mon devoir, je ne le ferai point, dussiez-vous me maudire, mon cher oncle, ou vous moquer de moi, ce qui est encore pis.

― Et où prenez-vous que je veuille vous affilier à quoi que ce soit de ce genre ? dit Fra-Angelo levant les épaules. J’admire vos méfiances, et que le premier sentiment qui vous vienne envers le frère de votre père, soit la crainte d’être joué par lui. J’ai voulu vous connaître, jeune homme, et me voilà fort triste de ce que je sais de vous.

― Que savez-vous donc de moi ? s’écria Michel impatienté ; voyons, faites-moi mon procès en règle, et que je connaisse enfin mes torts.

― Tout votre tort est de n’être pas l’homme que vous devriez être, répondit Fra-Angelo, et cela est fâcheux pour nous.

― Je ne comprends pas mieux.

― Je sais que vous ne pouvez pas comprendre ce que je pense en ce moment-ci ! autrement vous n’auriez pas parlé ainsi devant moi.

― Au nom du ciel, expliquez-vous, dit Michel, incapable de supporter plus longtemps ces attaques. Il me semble que nous nous battons en duel dans les ténèbres. Je ne puis parer vos coups, et je vous frappe apparemment quand je crois me défendre. Que me reprochez-vous, ou que me demandez-vous ? Si je suis l’homme de mon temps et de ma caste, est-ce ma faute ? J’arrive pour la première fois sur cette terre vouée au culte du passé. Je ne suis pas athée, mais je ne suis pas dévot. Je ne crois pas à l’excellence de certaines races, ni à l’infériorité nécessaire de la mienne. Je ne me sens point le serviteur-né des vieux patriciens, des vieux préjugés et des vieilles institutions de mon pays. Je me mets au niveau des têtes les plus orgueilleuses et les plus révérées pour les juger, afin de savoir si je dois m’incliner devant un vrai mérite ou me préserver d’un vain prestige. Voilà tout, mon oncle ; je vous le jure. Maintenant, vous me connaissez. J’admire ce qui est beau, grand et sincère devant Dieu. Mon cœur est sensible à l’affection et mon esprit prosterné devant la vertu. J’aime l’art, et j’ambitionne la gloire, j’en conviens ; mais je veux l’art sérieux et la gloire pure. Je n’y sacrifierai aucun de mes devoirs, mais je n’accepterai pas de faux devoirs et je repousserai les faux principes. Suis-je donc un misérable ? et faut-il que, pour avoir l’honneur d’être un vrai Sicilien, je me fasse moine dans votre couvent ou bandit sur la montagne ?

L’accès de vivacité auquel Michel venait de s’abandonner, n’avait pas déplu au capucin. Il l’avait écouté avec intérêt, et sa figure s’était adoucie. Mais, les dernières paroles du jeune homme firent sur lui l’effet d’une décharge électrique. Il bondit sur son banc, et, saisissant le bras de Michel, avec cette force herculéenne dont il lui avait déjà donné un échantillon le matin : « Quelle est cette métaphore ? s’écria-t-il, et de qui voulez-vous parler ? »

Mais, voyant l’air stupéfait de Michel à cette nouvelle sortie, il se prit à rire : « Eh bien ! quand tu le saurais, quand ton père te l’aurait dit, ajouta-t-il, que m’importe ? D’autres le savent, et je n’en suis pas plus malheureux. Eh bien ! enfant, vous avez dit, sans y songer, une parole bien forte ; c’est ce qu’on pourrait appeler la moelle de la vérité. Tous les hommes ne sont pas faits pour s’en nourrir, il y a des vérités plus faciles et plus douces qui suffisent au grand nombre. Mais, pour ceux qui ont soif de la logique absolue dans leurs sentiments et dans leurs actions, ce qui vous paraît un paradoxe n’est ici qu’un lieu commun. Vous me regardez avec étonnement ? Je vous dis que vous avez, sans le savoir, parlé comme un oracle, en disant que, pour avoir l’honneur d’être un vrai Sicilien, il faudrait être moine dans mon couvent, ou bandit sur la montagne. J’aimerais mieux que vous fussiez l’un ou l’autre, qu’artiste cosmopolite comme vous aspirez à l’être. Écoutez une histoire, et tâchez de la comprendre :

« Il y avait en Sicile un homme, un pauvre diable, mais doué d’une imagination vive et d’un certain courage, qui ne pouvant supporter les malheurs dont son pays était la proie, prit, un beau matin, son fusil et s’en fut dans la montagne, résolu à se faire tuer, ou à détruire en détail le plus d’ennemis possible, en attendant le jour où il pourrait tomber dessus en masse, avec les partisans auxquels il se joignait. La bande était nombreuse et choisie. Elle était commandée par un noble, le dernier rejeton d’une des plus grandes familles du pays, le prince César de Castro-Reale. Souvenez-vous de ce nom-là : si vous ne l’avez jamais entendu prononcer, un temps viendra où il vous intéressera davantage.

« Dans les bois et dans la montagne, le prince avait pris le nom de Destatore[1], sous lequel on l’a connu, aimé et redouté dix ans, sans se douter qu’il fût le jeune et brillant seigneur qu’on avait vu à Palerme manger follement sa fortune et mener la plus joyeuse vie avec ses amis et ses maîtresses.

« Avant de vous parler du pauvre diable qui se fit brigand par désespoir patriotique, il faut que je vous parle du noble patricien qui s’était fait chef de brigands par la même raison. Ceci vous aidera à connaître votre pays et vos compatriotes. Il Destatore était un homme de trente ans, beau, instruit, aimable, brave et généreux, une nature de héros ; mais persécuté et accablé de vexations par le gouvernement napolitain, qui le haïssait particulièrement à cause de l’influence qu’il exerçait sur les gens du peuple. Il résolut d’en finir avec la vie qu’il menait, de manger le reste de sa fortune que l’impôt réduisait chaque jour au profit de l’ennemi ; enfin, de s’étourdir sur sa douleur, et de se tuer ou de s’abrutir dans la débauche.

« Il ne réussit qu’à se ruiner. Sa robuste santé résista à tous les excès, sa douleur survécut à ses égarements, et, quand il vit qu’au lieu de s’endormir, il s’exaltait dans l’ivresse, qu’une rage profonde s’emparait de lui, et qu’il lui fallait se passer une épée au travers du corps, ou, comme il disait, manger du Napolitain, il disparut et se fit bandit. On le crut noyé, et sa succession ne donna pas de grands embarras à ses neveux, ni de grands profits aux gens de loi.

« Ce fut alors un tigre, un lion terrible qui portait la terreur dans les campagnes et qui vengeait son pays d’une sanglante manière. Le pauvre diable que j’ai montré au commencement de mon histoire s’attacha passionnément à lui et le servit avec fanatisme. Il ne s’inquiéta pas de savoir si c’était rendre un culte au passé, plier le genou devant un homme qui se croyait plus que lui et qui n’était devant Dieu que son égal et son semblable ; s’il se battait et s’exposait au profit d’un maître qui pourrait bien devenir ingrat et despotique ; enfin, si,

  1. Celui qui éveille.