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LE PICCININO.

après avoir détruit la tyrannie étrangère, comme on s’en flattait, on retomberait sous le joug des vieux préjugés, des vieux abus, des nobles et des moines. Non, toutes ces méfiances étaient trop subtiles pour un esprit droit et simple comme était le sien. Mendier lui eût paru une bassesse dans ce temps-là ; travailler !… il n’avait fait que cela toute sa vie et avec ardeur, car il aimait le travail et ne redoutait point la peine. Mais je ne sais pas si vous vous êtes déjà aperçu qu’en Sicile ne travaille pas qui veut. Sur le sol le plus riche et le plus généreux de l’univers, les impôts exorbitants ont détruit le commerce, l’agriculture, toutes les industries et tous les arts. L’homme dont je vous parle avait cherché les travaux les plus ingrats et les plus rudes dans les salines, dans les mines, et jusque dans les entrailles de cette terre désolée et délaissée à la surface. L’ouvrage manquait partout, et toutes les entreprises successivement abandonnées, il lui fallait demander l’aumône à ses compatriotes aussi malheureux que lui, ou voler furtivement. Il aima mieux prendre ouvertement.

« Mais on prenait avec discernement et justice dans la bande du Destatore. On ne maltraitait ou on ne rançonnait que les ennemis du pays ou les traîtres. On liait des intelligences avec tout ce qui était brave ou malheureux. On espérait former un parti assez considérable pour tenter un coup de main sur quelqu’une des trois villes principales, Palerme, Catane ou Messine.

« Mais Palerme voulait, pour prendre confiance en nous, que nous fussions commandés par un noble, et le Destatore, passant pour un aventurier de bas étage, fut rejeté. S’il eût dit son véritable nom, c’eût été pis. Il était décrié dans son pays pour ses déportements, et là était le mal qu’il ne pouvait reprocher qu’à lui-même.

« À Messine, on repoussa nos offres sous prétexte que le gouvernement napolitain avait fait de grandes choses en faveur du commerce de cette ville, et que, tout bien considéré, la paix à tout prix valait mieux, avec l’industrie et l’espoir de s’enrichir, que la guerre patriotique avec le désordre et l’anarchie. À Catane, on nous répondit qu’on ne pouvait rien faire sans le concours de Messine, et qu’on ne voulait rien faire avec celui de Palerme. Que sais-je ? on nous refusa définitivement toute assistance ; et, après nous avoir remis d’année en année, on en vint à nous dire que le métier de bandit était passé de mode, et qu’il était de mauvais goût de s’y obstiner quand on pouvait se laisser acheter par le gouvernement et faire fortune à son service.

« On oubliait d’ajouter, il est vrai, que, pour reprendre sa place dans la société, il eût fallu que le prince de Castro-Reale devînt l’ennemi de son pays et acceptât quelque fonction militaire ou civile, consistant à disperser les émeutes à coups de canon ou à poursuivre, dénoncer et faire pendre ses anciens camarades.

« Le Destatore, voyant que sa mission était finie, et, que, pour vivre de son espingole, il faudrait désormais s’attaquer à ses propres compatriotes, tomba dans une profonde mélancolie. Errant dans les gorges les plus sauvages de l’intérieur de l’île, et poussant de hardies expéditions jusqu’aux portes des cités, il vécut quelque temps sur les voyageurs étrangers qui venaient imprudemment visiter le pays. Ce métier n’était pas digne de lui, car ces étrangers étaient, pour la plupart, innocents de nos maux, et si peu capables de se défendre que c’était pitié de les détrousser. Les braves qui le secondaient se dégoûtèrent d’un si pauvre métier, et chaque jour amena une désertion. Il est vrai que ces hommes scrupuleux firent encore pis en le quittant ; car les uns, repoussés de partout, tombèrent dans la paresse et dans la misère ; les autres furent forcés de se rallier au gouvernement, qui voyait en eux de bons soldats et en fit des gendarmes et des espions.

« Il ne resta donc auprès du Destatore que des malfaiteurs déterminés, qui tuaient et pillaient, sans examen, tout ce qui se rencontrait devant eux. Un seul était encore honnête et ne voulait pas tremper dans ce métier de voleur de grands chemins. C’était le pauvre diable dont je vous raconte l’histoire. Il ne voulait pourtant pas non plus quitter son malheureux capitaine ; il l’aimait, et son cœur se brisait à l’idée de l’abandonner à des traîtres qui l’assassineraient un beau matin, n’ayant plus personne à voler, ou qui l’entraîneraient dans des crimes gratuits pour leur propre compte.

« Il Destatore rendait justice au dévoûment de son pauvre ami. Il l’avait nommé son lieutenant, titre dérisoire dans une troupe qui ne se composait plus que d’une poignée de misérables. Il lui permettait quelquefois encore de lui dire la vérité et de lui donner de bons conseils ; mais, le plus souvent, il le repoussait avec humeur, car le caractère de ce chef s’aigrissait de jour en jour, et les sauvages vertus qu’il avait acquises dans sa vie d’enthousiasme et de bravoure faisaient place aux vices du passé, enfants du désespoir, hôtes funestes qui revenaient prendre possession de son âme battue.

« L’ivrognerie et le libertinage s’emparèrent de lui, comme aux jours de son oisiveté et de son découragement. Il retomba au dessous de lui-même, et un jour… un jour maudit qui ne sortira jamais de ma mémoire, il commit un grand crime, un crime lâche, odieux ! Si j’en avais été témoin…, je l’aurais tué sur l’heure… Mais le dernier ami du Destatore ne l’apprit que le lendemain, et le lendemain, il le quitta après lui avoir durement reproché son infamie.

« Alors ce pauvre diable, n’ayant plus personne à aimer, et ne pouvant plus rien pour son malheureux pays, se demanda ce qu’il allait devenir. Son cœur, toujours ardent et jeune, se tourna vers la piété, et s’étant avisé qu’un bon moine, pénétré des idées de l’Évangile, pouvait encore faire du bien, prêcher la vertu aux puissants, donner de l’instruction et des secours aux ignorants et aux pauvres, il prit l’habit de capucin, reçut les ordres mineurs, et se retira dans le couvent que voici. Il accepta la mendicité imposée à son ordre, comme une expiation de ses fautes, et il la trouva meilleure que le pillage, en ce qu’elle s’adressait désormais aux riches en faveur des pauvres, sans violence et sans ruse. Elle est inférieure, dans un sens ; elle est moins sûre et moins expéditive. Mais, tout bien considéré, pour un homme qui veut faire le plus de bien possible, il fallait être bandit, dans ma jeunesse ; et, pour celui qui ne veut plus que faire le moins de mal possible, il faut être moine à présent : c’est toi qui l’as dit.

« Voilà mon histoire, la comprends-tu ?

― Très-bien, mon oncle ; elle m’intéresse beaucoup, et le principal héros de ce roman, ce n’est pas pour moi le prince de Castro-Reale, c’est le moine qui me parle. »

XXII.

LE PREMIER PAS SUR LA MONTAGNE.

Fra-Angelo et son neveu gardèrent quelques instants le silence. Le capucin était plongé dans l’amer et glorieux souvenir de ses jours passés. Michel le contemplait avec plaisir, et, ne s’étonnant plus de cet air martial et de cette force d’athlète ensevelis sous le froc, il admirait en artiste l’étrange poésie de cette existence de dévoûment absolu à une seule idée. S’il y avait quelque chose de monstrueux et de quasi divertissant dans le fait de ce capucin, qui vantait et regrettait encore sérieusement sa vie de bandit, il y avait quelque chose de vraiment beau dans la manière dont l’ex-brigand conservait sa dignité personnelle socialement compromise dans des aventures si excentriques. Le poignard ou le crucifix à la main, assommant les traîtres dans la forêt, ou mendiant pour les pauvres à la porte des palais, c’était toujours le même homme, fier, naïf et inflexible dans ses idées, voulant le bien par les moyens les plus énergiques, haïssant les actions lâches jusqu’à être encore capable de les châtier de sa propre main, ne pouvant rien comprendre aux questions d’intérêt personnel qui gouvernent le monde, et ne concevant pas qu’on ne fût pas toujours prêt à tenter l’impossible, plutôt que de transiger avec les calculs d’une froide prudence.

« Pourquoi admires-tu le héros secondaire de l’histoire que je viens de te raconter ? dit-il à son neveu, lorsqu’il