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LE PICCININO.

donné un fils qu’il préférait aux douze ou quinze bâtards qu’on élevait sous son nom dans la montagne. La plupart de ces bâtards existent, et, à tort ou à raison, se vantent de lui appartenir. Tous sont plus ou moins bandits. Mais celui que le Destatore n’a jamais renié, celui qui lui ressemble trait pour trait, quoique ce soit une empreinte très-réduite et un peu effacée de sa beauté mâle et vivace ; celui qui a grandi avec la pensée d’être l’héritier de son œuvre, avec des soins et des ressources auxquels les autres ne pouvaient prétendre, c’est le fils de la Mélina ; c’est le jeune homme que nous allons voir tout à l’heure ; c’est le chef des bandits dont je t’ai parlé, et dont quelques-uns sont peut-être effectivement ses frères ; c’est enfin celui que tu dois connaître sous son vrai nom : c’est Carmelo Tomabene, que l’on nomme ailleurs le Piccinino.

― Et celle que Castro-Reale avait enlevée, celle que vous avez mariée avec lui, ne me direz-vous pas son nom, mon oncle ?

― Son nom et son histoire sont un secret que trois personnes seulement connaissent aujourd’hui, elle, moi et un autre. Halte-là, Michel, plus de questions sur ce sujet. Revenons au Piccinino, fils du prince de Castro-Reale et de la paysanne de Nicolosi.

« Cette aventure du Destatore était antérieure de plusieurs années à son crime et à son mariage. Le trésor qu’il lui laissa n’était pas bien considérable ; mais, comme tout est relatif, ce fut une fortune pour la Mélina. Elle fit élever son fils comme si elle l’eût destiné à sortir de sa condition ; elle désirait, au fond du cœur, en faire un prêtre, et, pendant quelques années, j’ai été son instituteur et son guide : mais, à peine eut-il quinze ans, qu’ayant perdu sa mère, il quitta notre couvent et mena une vie errante jusqu’à sa majorité. Il avait toujours nourri l’idée de retrouver les anciens compagnons de son père et d’organiser avec leur aide une bande nouvelle ; mais, par respect pour la volonté de sa mère, qu’il aimait réellement, je dois le dire, il avait travaillé à s’instruire comme s’il eût dû, en effet, se consacrer à l’état ecclésiastique. Lorsqu’il eut recouvré sa liberté, il s’en servit, sans me faire connaître son dessein. Il avait toujours pensé que je le blâmerais. Plus tard, il a été forcé de me confier son secret et de me demander mes conseils.

« Je ne fus pas fâché, je te l’avoue, d’être délivré de la tutelle de ce jeune loup, car c’était bien la nature la plus indomptable que j’aie jamais rencontrée. Aussi brave et encore plus intelligent que son père, il a de tels instincts de prudence, de moquerie et de ruse, que je ne savais parfois si j’avais affaire au plus pervers des hypocrites, ou au plus grand des diplomates qui aient jamais embrouillé le sort des empires. C’est un étrange composé de perfidie et de loyauté, de magnanimité et de ressentiment. Il y a en lui une partie des vertus et des qualités de son père. Les travers et les défauts sont autres. Il a, comme son père, la fidélité du cœur dans l’amitié et la religion du serment : mais, tandis que son père, emporté par des passions fougueuses, restait croyant et même dévot au fond du cœur, il est, lui, si je ne me suis pas trompé, et s’il n’a pas changé, l’athée le plus calme et le plus froid qui ait jamais existé. S’il a des passions, il les satisfait si secrètement qu’on ne peut les pressentir. Je ne lui en connais qu’une, et, celle-là, je n’ai pas travaillé à la vaincre, c’est la haine de l’étranger et l’amour du pays. Cet amour est si vif en lui, qu’il le pousse jusqu’à l’amour de la localité. Loin d’être prodigue comme son père, il est économe et rangé, et possède à Nicolosi une jolie habitation, des terres et un jardin où il vit presque toujours seul, en apparence, lorsqu’il n’est pas en excursion secrète dans la montagne. Mais il opère ses sorties avec tant de prudence, ou il reçoit ses compagnons avec tant de mystère, qu’on ne sait jamais s’il est absent de sa maison, ou occupé dans son jardin à lire ou à fumer. Pour conserver cette indépendance habilement ménagée, il affecte, quand on frappe chez lui, de ne pas répondre et de se laisser apercevoir. De sorte que, lorsqu’il est à dix lieues de là, on ne peut dire si un caprice sauvage ne le retient pas dans sa forteresse.

« Il a conservé l’habit et les mœurs apparentes d’un paysan riche, et, quoiqu’il soit fort instruit et très-éloquent au besoin, quoiqu’il soit propre à toutes les carrières et capable de se distinguer dans quelques-unes, il a une telle aversion pour la société et les lois qui la régissent chez nous, qu’il aime mieux rester bandit. Ne rien être qu’un villano aisé, ne lui suffirait point. Il a de l’ambition, de l’activité, le génie des ruses de guerre et la passion des aventures. Quoiqu’il entre dans ses desseins de cacher son habileté et son instruction, ces qualités percent malgré lui, et il a une grande influence dans son bourg. Il y passe pour un caractère original, mais on fait cas de ses conseils, et on le consulte sur toutes choses. Il s’est fait un devoir d’obliger tout le monde, parce qu’il s’est fait une politique de n’avoir point d’ennemis. Il explique ses fréquentes absences et les nombreuses visites qu’il reçoit, par un petit commerce de denrées agricoles qui nécessite des voyages dans l’intérieur des terres et des relations un peu étendues. Il cache son patriotisme avec soin, mais il sonde et connaît celui des autres, et, au premier mouvement sérieux, il n’aurait guère qu’un signe à faire pour ébranler toute la population de la montagne, et la montagne marcherait avec lui.

― Eh bien ! mon oncle, je comprends que cet homme-là soit un héros à vos yeux, tandis que vous avez peine à estimer un être aussi faiblement dessiné que moi.

― Ce n’est pas le nombre, mais la qualité des paroles que j’estime, répondit le capucin. Tu m’en as dit deux ou trois qui me suffisent, et, quant à mon héros, comme tu l’appelles, il en est si peu prodigue, que j’ai dû le juger sur les faits plus que sur les discours. Moi-même je parle rarement de ce que je sens fortement, et, si tu me trouves prolixe aujourd’hui, c’est qu’il faut que je te dise en deux heures ce que je n’ai pu te dire depuis dix-huit ans que tu es au monde, sans que je te connaisse. D’ailleurs, la réserve ne me déplaît point. J’ai aimé Castro-Reale comme je n’aimerai plus jamais personne, et nous passions ensemble des journées entières, tête à tête, sans nous dire un mot. Il était méfiant comme tout vrai Sicilien doit l’être, et, tant qu’il s’est méfié de lui-même et des autres, il a été un grand cœur et un grand esprit.

― Le jeune homme que nous allons voir a donc conservé pour vous un grand attachement, mon oncle, puisque vous êtes sûr de le trouver prêt à m’accueillir ?

― S’il aime quelqu’un au monde, c’est moi, quoique je l’aie bien grondé et bien tourmenté lorsqu’il était mon élève. Pourtant, je ne suis pas bien certain qu’il nous accorde ce que j’ai à lui demander pour toi. Il aura quelque répugnance à vaincre ; mais, j’espère.

― Et, sans doute, il sait de mes affaires et de ma destinée tout ce que vous ne me permettez pas d’en savoir moi-même ?

― Lui ? il ne sait rien du tout, et il ne doit rien savoir avant toi. Le peu que vous devez savoir jusqu’à présent l’un et l’autre, je le dirai à vous deux. Après cela, le Piccinino devinera peut-être plus qu’il ne faudrait. Sa pénétration est grande ; mais ce qu’il devinera, il ne te le dira pas, et, ce qu’il voudra découvrir, il ne te le demandera jamais ; je suis fort tranquille là-dessus. Maintenant, silence, nous quittons les bois pour rentrer dans le versant de la montagne cultivée et habitée. Nous devons pénétrer inaperçus, autant que possible, dans la retraite où notre homme nous attend. »

Le moine et Michel marchèrent en silence et avec précaution le long des haies et des massifs d’arbres, cherchant l’ombre et fuyant les routes tracées ; et bientôt ils arrivèrent, à la faveur du crépuscule, à la demeure du Piccinino.

XXIV.

LE PICCININO.

Au flanc de la montagne que Fra-Angelo et Michel n’avaient cessé de gravir pendant deux heures, le grand bourg de Nicolosi, dont la population est considérable, est la dernière étape civilisée où le voyageur qui veut visiter l’Etna s’arrête, avant de s’engager dans la région