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LE PICCININO.

aussi peu de bruit que le vol d’une flèche. Il ne perdit point de temps à réfléchir, et il n’usa pas, à se tourmenter, l’élan de sa volonté. Il ne se demanda pas seulement si Michel était son heureux rival, et s’il ne serait pas tenté de lui percer le cœur. Poussé par la force magique que lui avait imprimée la main et le souffle d’Agathe, il était tout prêt à se faire tuer pour cet enfant privilégié, et il n’éprouvait pas plus de tristesse que d’hésitation à se sacrifier ainsi. Il y a plus, il se sentit heureux et fier d’obéir à celle qu’il aimait, et ses paroles vibraient en lui comme une voix du ciel.

Il se trouva bientôt dans la campagne, et distingua deux hommes sur un sentier. C’était bien Michel, c’était bien le manteau du montagnard. Il eut soin de ne pas se montrer ; mais il mesura d’un regard la distance et les obstacles qu’il aurait à franchir pour les rejoindre en cas d’alarme. Un instant, le montagnard s’arrêta, en causant. Magnani, d’un élan vigoureux et souple, qui, en toute autre circonstance, eût été au-dessus des forces humaines, se trouva assez près d’eux pour entendre que l’inconnu parlait d’amour et de poésie.

Il leur laissa gagner encore du terrain, et, se glissant par un passage étroit dans les laves qui s’amoncellent à l’entrée du faubourg, il se trouva avant eux dans la cour des maisons contiguës qu’habitaient sa famille et celle de Michel. Il vit passer son jeune ami et l’hôte suspect qu’il introduisait dans sa demeure. Alors Magnani fit un détour et chercha une retraite où il pût passer la nuit, inaperçu et attentif au moindre bruit, au moindre mouvement de l’intérieur.

XXIX.

APPARITION.

Pier-Angelo avait reçu avis de la princesse, et de la part du moine de Mal-Passo, qu’il n’eût point à s’inquiéter de l’absence de son fils, et qu’en cas de danger, ce jeune homme passerait la nuit, soit dans le couvent de Fra-Angelo, soit dans le palais du marquis de la Serra. C’est ce que la princesse eût souhaité ; mais la nécessité de montrer une entière confiance au brigand, sur les susceptibilités duquel Fra-Angelo l’avait amplement renseignée, avait dû l’emporter sur ses inquiétudes. Dans sa prévoyance, elle avait fait venir Magnani, et l’on a vu qu’elle pouvait bien compter sur le dévoûment de ce généreux jeune homme.

Pier-Angelo, naturellement optimiste, et rassuré par l’avis qu’on lui avait donné, s’était mis au lit, et se dédommageait de la fatigue du bal, en homme qui sait mettre les heures à profit. Mila aussi s’était retirée dans sa chambre ; mais elle ne dormait pas. Elle avait passé l’après-midi avec la princesse, et, interrogée par elle sur ses relations d’amitié, elle avait parlé entre autres d’Antonio Magnani avec une effusion qui eût trahi le secret de son cœur quand même Agathe n’eût pas été attentive et pénétrante. C’est le bien qu’elle avait dit de son jeune voisin qui avait achevé de décider la princesse à le faire intervenir dans les embarras de sa situation. Elle s’était dit que Magnani pourrait bien devenir un jour l’époux de Mila, et que, dès lors, il n’y avait rien de plus naturel que de l’associer aux destinées de Michel-Angelo. C’est Mila qu’elle avait chargée de lui envoyer Magnani à la nuit, et le pauvre Magnani, en recevant cet avis, avait failli s’évanouir.

N’est-ce pas plutôt pauvre Mila qu’il faudrait dire ? Eh bien ! Mila n’avait attribué le trouble du jeune homme qu’à sa timidité. Agathe était la dernière qu’elle eût soupçonnée d’être sa rivale, non qu’elle ne fût à ses yeux la plus belle des femmes, mais parce que, dans un cœur pur, il n’y a pas de place pour la jalousie envers les êtres qu’on aime. Elle était heureuse, au contraire, la noble enfant, de la marque d’estime et de confiance dont sa chère Agathe avait honoré Magnani. Elle en était fière pour lui et eût voulu pouvoir lui porter tous les jours des messages semblables.

Mais la princesse n’avait pas cru devoir cacher à Mila que Michel était forcément engagé dans une aventure où il pouvait courir quelque danger, dont Magnani l’aiderait pourtant à se préserver.

Mila était donc inquiète : elle n’avait rien dit à son père de ses craintes ; mais elle avait été plus de dix fois sur le chemin de la villa, prêtant l’oreille aux bruits lointains, épiant la démarche de tous les passants, et rentrant chaque fois, plus triste et plus effrayée. Enfin, quand onze heures sonnèrent, elle n’osa plus sortir et se tint dans sa chambre, tantôt près de la fenêtre, où elle fatiguait ses yeux à regarder en vain, tantôt près de son lit, où elle tombait, brisée de découragement, la tête sur son chevet. Par moments, les battements de ses artères étaient si élevés, qu’elle les prenait pour un bruit de pas auprès d’elle. Elle tressaillait, levait la tête, et, n’entendant plus rien, elle essayait de prier Dieu.

Enfin, vers minuit, elle crut saisir distinctement dans la cour un léger bruit de pas irréguliers. Elle regarda, et crut voir une ombre se glisser le long des murs et se perdre dans l’obscurité. C’était Magnani ; mais elle ne put distinguer aucune forme, et ne fut pas sûre de n’avoir pas été dupe de sa propre imagination.

Peu d’instants après, deux hommes entrèrent sans bruit, et montèrent l’escalier extérieur de la maison. Mila s’était remise à prier, elle ne les entendit que lorsqu’ils furent sous sa fenêtre. Elle y courut, et, ne voyant que leurs têtes, sur lesquelles son regard plongeait perpendiculairement, elle ne douta point que ce ne fussent son frère et Magnani qui rentraient ensemble. Elle rajusta à la hâte sa belle chevelure dénouée, et courut à leur rencontre. Mais, comme elle passait dans la chambre de Michel, la porte de cette chambre s’ouvrit, et elle se trouva face à face avec lui et un homme plus petit de toute la tête qu’Antonio Magnani.

Le Piccinino, dont la figure était cachée par le capuchon de son manteau, se retira vivement, et, refermant la porte : « Michel, dit-il, vous n’attendiez probablement pas votre maîtresse cette nuit. En toute autre circonstance, j’aurais du plaisir à la voir, car elle m’a semblé belle comme la madone ; mais, en ce moment, vous m’obligerez beaucoup si vous pouvez l’éloigner sans qu’elle me voie.

― Soyez sans crainte, répondit le jeune peintre. Cette femme est ma sœur, et je vais la renvoyer dans sa chambre. Restez là, un instant, derrière la porte.

― Mila, dit-il en entrant et en plaçant le battant de la porte entre lui et son compagnon, vous avez donc pris la manie de veiller comme un oiseau de nuit ? Rentrez chez vous, ma chère âme, je ne suis pas seul. Un des apprentis de mon père m’a demandé l’hospitalité, et je partage ma couche avec lui. Vous pensez bien que vous ne devez pas rester un instant de plus, à moins que vous ne vouliez être vue mal coiffée et mal agrafée.

― Je m’en vais, dit Mila ; mais auparavant, dites-moi, Michel, si Magnani est revenu avec vous !

― Que vous importe ? répondit Michel avec humeur. »

Mila soupira profondément et rentra dans sa chambre, où, toute dormir, mais à écouter ce qui se disait dans la chambre voisine. Peut-être était il arrivé malheur à Magnani, et la brusquerie de son frère lui paraissait de mauvais augure.

Dès que le Piccinino se vit seul avec Michel, il le pria de tirer les verrous et de placer un matelas du lit sur la porte mince et déjetée de la chambre voisine, qui laissait passer la lumière et le son de la voix. Et quand ce fut fait, il le pria encore d’aller s’assurer que son père dormait, ou, s’il veillait encore, de lui souhaiter le bonsoir, afin qu’il ne prît point fantaisie au vieillard de monter. En parlant ainsi, le bandit se jeta sans façon sur le lit de Michel après avoir ôté son riche pourpoint, et se couvrant la tête de son manteau, il parut ne pas vouloir perdre un instant pour se livrer au sommeil.

Michel descendit, en effet ; mais à peine était-il sur l’escalier, que le jeune bandit, avec la promptitude et la légèreté d’un oiseau, sauta au milieu de la chambre, jeta de côté le matelas, tira le verrou, ouvrit la porte, et s’ap-