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INDIANA.

de tous nos maux, et si je n’avais pas le droit de l’accuser sans preuves, j’avais au moins le pouvoir de lui chercher dispute pour son air arrogant et railleur. Eh bien ! j’ai supporté des dédains insultants, parce que je savais que sa mort tuerait Indiana ; je l’ai laissé se rendormir sur l’autre flanc, tandis qu’Indiana, mourante et folle, était au bord de la Seine, prête à rejoindre l’autre victime… Vous voyez, Madame, que je pratique la patience avec les gens que je hais et l’indulgence avec ceux que j’aime.



Dans ce moment de vertige, elle s’appuya contre un mur… (Page 53.)

Madame de Ramière, assise dans sa voiture vis-à-vis de Ralph, le contemplait avec une surprise mêlée de frayeur. Il était si différent de ce qu’elle l’avait toujours vu, qu’elle pensa presque à la possibilité d’une subite aliénation mentale. L’allusion qu’il venait de faire à la mort de Noun la confirmait dans cette idée ; car elle ignorait absolument cette histoire, et prenait les mots échappés à l’indignation de Ralph pour un fragment de pensée étrangère à son sujet. Il était en effet dans une de ces situations violentes qui se présentent au moins une fois dans la vie des hommes les plus raisonnables, et qui tiennent de si près à la folie qu’un degré de plus les porterait à la fureur. Sa colère était cependant pâle et concentrée comme celle des tempéraments froids ; mais elle était profonde comme celle des âmes nobles, et l’étrangeté de cette disposition, prodigieuse chez lui, en rendait l’aspect terrible.

Madame de Ramière prit sa main et lui dit avec douceur :

« Vous souffrez beaucoup, mon cher monsieur Ralph, car vous me faites du mal sans remords : vous oubliez que l’homme dont vous parlez est mon fils, et que ses torts, s’il en a, doivent déchirer mon cœur encore plus que le vôtre. »

Ralph revint aussitôt à lui-même, et, baisant la main de madame de Ramière avec une effusion d’amitié dont le témoignage était presque aussi rare que celui de sa colère :

« Pardonnez-moi, Madame, lui dit-il ; vous avez raison, je souffre beaucoup, et j’oublie ce que je devrais respecter. Oubliez vous-même l’amertume que je viens de laisser paraître ; mon cœur saura la renfermer encore. »

Madame de Ramière, quoique rassurée par cette réponse gardait une secrète inquiétude en voyant la haine