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FRANÇOIS LE CHAMPI.

tout ce que la Zabelle essayait de lui montrer pour le dégoûter de vivre avec elle. Il aimait d’ailleurs, il aimait de toutes ses forces cette mère ingrate qui ne tenait pas à lui autant qu’à elle-même. Il aimait quelqu’un encore, et presque autant que la Zabelle, c’était Madeleine ; mais il ne savait pas qu’il l’aimait et il n’en parla pas. Seulement il se coucha par terre en sanglotant, en arrachant l’herbe avec ses mains et s’en couvrant la figure, comme s’il fût tombé du gros mal. Et quand la Zabelle, tourmentée et impatientée de le voir ainsi, voulut le relever de force en le menaçant, il se frappa la tête si fort sur les pierres qu’il se mit tout en sang et qu’elle vit l’heure où il allait se tuer.

Le bon Dieu voulut que dans ce moment-là Madeleine Blanchet vînt à passer. Elle ne savait rien du départ de la Zabelle et de l’enfant. Elle avait été chez la bourgeoise de Presles pour lui remettre de la laine qu’on lui avait donnée à filer très-menu, parce qu’elle était la meilleure filandière du pays. Elle en avait touché l’argent, et elle s’en revenait au moulin avec dix écus dans sa poche. Elle allait traverser la rivière sur un de ces petits ponts de planche à fleur d’eau comme il y en a dans les prés de ce côté-là, lorsqu’elle entendit des cris à fendre l’âme et reconnut tout d’un coup la voix du pauvre champi. Elle courut du côté, et vit l’enfant tout sanguifié qui se débattait dans les bras de la Zabelle. Elle ne comprit pas d’abord ; car, à voir cela, on eût dit que la Zabelle l’avait frappé mauvaisement et voulait se défaire de lui. Elle le crut d’autant que François, en l’apercevant, se prit à courir vers elle, se roula autour de ses jambes comme un petit serpent, et s’attacha à ses cotillons en criant : — Madame Blanchet, madame Blanchet, sauvez-moi !

La Zabelle était grande et forte, et Madeleine était petite et mince comme un brin de jonc. Elle n’eut cependant pas peur, et, dans l’idée que cette femme, devenue folle, voulait assassiner l’enfant, elle se mit au-devant de lui, bien déterminée à le défendre ou à se laisser tuer pendant qu’il se sauverait.

Mais il ne fallut pas beaucoup de paroles pour s’expliquer. La Zabelle, qui avait plus de chagrin que de colère, raconta les choses comme elles étaient. Cela fit que François comprit enfin tout le malheur de son état, et, cette fois, il fit son profit de ce qu’il entendait avec plus de raison qu’on ne lui en eût jamais supposé. Quand la Zabelle eut tout dit, il commença à s’attacher aux jambes et aux jupons de la meunière, en disant : — Ne me renvoyez pas, ne me laissez pas renvoyer ! Et il allait de la Zabeau qui pleurait, à la meunière qui pleurait encore plus fort, disant toutes sortes de mots et de prières qui n’avaient pas l’air de sortir de sa bouche, car c’était la première fois qu’il trouvait moyen de dire ce qu’il voulait : — Ô ma mère, ma mère mignonne ! disait-il à la Zabelle, pourquoi veux-tu me quitter ? Tu veux donc que je meure du chagrin de ne plus te voir ? Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu ne m’aimes plus ? Est-ce que je ne t’ai pas toujours obéi dans tout ce que tu m’as commandé ? Est-ce que j’ai fait du mal ? J’ai toujours eu bien soin de nos bêtes, tu le disais toi-même, tu m’embrassais tous les soirs, tu me disais que j’étais ton enfant, tu ne m’as jamais dit que tu n’étais pas ma mère ? Ma mère, garde-moi, garde-moi, je t’en prie comme on prie le bon Dieu ! j’aurai toujours soin de toi ; je travaillerai toujours pour toi ; si tu n’es pas contente de moi, tu me battras et je ne dirai rien ; mais attends pour me renvoyer que j’aie fait quelque chose de mal.

Et il allait à Madeleine en lui disant : — Madame la meunière, ayez pitié de moi. Dites à ma mère de me garder. Je n’irai plus jamais chez vous, puisqu’on ne le veut pas, et quand vous voudrez me donner quelque chose, je saurai que je ne dois pas le prendre. J’irai parler à M. Cadet Blanchet, je lui dirai de me battre et de ne pas vous gronder pour moi. Et quand vous irez aux champs, j’irai toujours avec vous, je porterai votre petit, je l’amuserai encore toute la journée. Je ferai tout ce que vous me direz, et si je fais quelque chose de mal, vous ne m’aimerez plus. Mais ne me laissez pas renvoyer, je ne veux pas m’en aller, j’aime mieux me jeter dans la rivière.

Et le pauvre François regardait la rivière en s’approchant si près qu’on voyait bien que sa vie ne tenait qu’à un fil, et qu’il n’eût fallu qu’un mot de refus pour le faire noyer. Madeleine parlait pour l’enfant, et la Zabelle mourait d’envie de l’écouter ; mais elle se voyait près du moulin, et ce n’était plus comme lorsqu’elle était auprès de la route.

— Va, méchant enfant, disait-elle, je te garderai ; mais tu seras cause que demain je serai sur les chemins demandant mon pain. Toi, tu es trop bête pour comprendre que c’est par ta faute que j’en serai réduite là, et voilà à quoi m’aura servi de me mettre sur le corps l’embarras d’un enfant qui ne m’est rien, et qui ne me rapporte pas le pain qu’il mange.

— En voilà assez, Zabelle, dit la meunière en prenant le champi dans ses bras et en l’enlevant de terre pour l’emporter, quoiqu’il fût déjà bien lourd. Tenez, voilà dix écus pour payer votre ferme ou pour emménager ailleurs, si on s’obstine à vous chasser de chez nous. C’est de l’argent à moi, de l’argent que j’ai gagné ; je sais bien qu’on me le redemandera, mais ça m’est égal. On me tuera si l’on veut, j’achète cet enfant-là, il est à moi, il n’est plus à vous. Vous ne méritez pas de garder un enfant d’un aussi grand cœur, et qui vous aimait tant. C’est moi qui serai sa mère, et il faudra bien qu’on me le souffre. On peut tout souffrir pour ses enfants. Je me ferais couper par morceaux pour mon Jeannie ; eh bien ! j’en endurerai autant pour celui-là. Viens, mon pauvre François. Tu n’es plus champi, entends-tu ? Tu as une mère, et tu peux l’aimer à ton aise ; elle te le rendra de tout son cœur.

Madeleine disait ces paroles-là sans trop savoir ce qu’elle disait. Elle qui était la tranquillité même, elle avait dans ce moment la tête tout en feu. Son bon cœur s’était régimbé, et elle était vraiment en colère contre la Zabelle. François avait jeté ses deux bras autour du cou de la meunière, et il la serrait si fort qu’elle en perdit la respiration, en même temps qu’il remplissait de sang sa coiffe et son mouchoir, car il s’était fait plusieurs trous à la tête.

Tout cela fit un tel effet sur Madeleine, elle eut à la fois tant de pitié, tant d’effroi, tant de chagrin et tant de résolution, qu’elle se mit à marcher vers le moulin avec autant de courage qu’un soldat qui va au feu. Et, sans songer que l’enfant était lourd et qu’elle était si faible qu’à peine pouvait-elle porter son petit Jeannie, elle traversa le petit pont qui n’était guère bien assis et qui enfonçait sous ses pieds.

Quand elle fut au milieu, elle s’arrêta. L’enfant devenait si pesant qu’elle fléchissait et que la sueur lui coulait du front. Elle se sentit comme si elle allait tomber en faiblesse, et tout d’un coup il lui revint à l’esprit une belle et merveilleuse histoire qu’elle avait lue, la veille, dans son vieux livre de la Vie des Saints ; c’était l’histoire de saint Christophe portant l’enfant Jésus pour lui faire traverser la rivière, et le trouvant si lourd, que la crainte l’arrêtait. Elle se retourna pour regarder le champi. Il avait les yeux tout retournés. Il ne la serrait plus avec ses bras ; il avait eu trop de chagrin, ou il avait perdu trop de sang. Le pauvre enfant s’était pâmé.

IV.

Quand la Zabelle le vit ainsi, elle le crut mort. Son amitié lui revint dans le cœur, et, ne songeant plus ni au meunier, ni à la méchante vieille, elle reprit l’enfant à Madeleine et se mit à l’embrasser en criant et en pleurant. Elles le couchèrent sur leurs genoux, au bord de l’eau, lavèrent ses blessures et en arrêtèrent le sang avec leurs mouchoirs ; mais elles n’avaient rien pour le faire revenir. Madeleine, réchauffant sa tête contre son cœur, lui soufflait sur le visage et dans la bouche comme on fait aux noyés. Cela le réconforta, et, dès qu’il ouvrit les yeux et qu’il vit le soin qu’on prenait de lui, il embrassa Madeleine et la Zabelle l’une après l’autre avec