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LES MISSISSIPIENS.

BOURSET.

Il est vrai que j’en ai réservé pour quinze cent mille francs au duc de la F…

LE DUC.

Vous m’en céderez pour un million. Le duc a déjà gagné immensément, et ce n’est pas juste. Allons, traitez-moi en ami.

BOURSET.

Je ne puis. Jusqu’ici je me suis imposé la loi de ne délivrer d’actions à mes amis qu’en leur donnant une caution sur ma propre fortune, et je n’ai plus un coin de propriété au soleil qui soit libre d’hypothèque.

LE DUC.

Et le duc vous confie ses fonds sans hypothèque, lui si âpre au gain, si méfiant au jeu ?

BOURSET.

Il connaît les affaires, lui ; il sait qu’il joue à coup sûr.

LE DUC.

Eh bien ! laissez-moi faire le coup à sa place.

BOURSET.

Non, ne le faites pas. Si les choses n’allaient pas tout d’abord à votre gré, vous me feriez des reproches, et des reproches de votre part me seraient trop sensibles. Il n’est rien de plus sérieux au monde que de faire des affaires avec des gens qui ne les comprennent pas, qui pour un rien prennent l’alarme, croyant tout perdu, et vous font tout manquer au plus beau moment.

LE DUC.

Mais enfin je ne suis pas si borné qu’avec un peu d’étude et d’attention je ne puisse comprendre les affaires aussi, moi ! que diable ! Je ne vois pas que la F… soit un homme si habile. D’où cela lui serait-il venu ? Voyons, Bourset, cédez-moi son action, ou je vous jure que j’y verrai de votre part une mauvaise volonté, mortelle à notre amitié.

BOURSET.

Si vous le prenez ainsi, je cède ; mais je voudrais vous donner une hypothèque, et en vérité… je ne sais plus… (Il rêve.)

LE DUC, à part.

Ah ! je sais bien celle que je demanderais si sa femme était moins bégueule !

BOURSET, comme frappé d’une idée subite.

Tenez, monsieur le duc, il me vient une idée qui vous paraîtra singulière au premier abord, mais qui m’est suggérée par un fait récent dont vous avez certainement connaissance. Je veux parler du traité conclu dernièrement entre le marquis d’Oyse, âgé de trente-trois ans, et la fille d’André le capitaliste, âgée de trois ans, à condition que le mariage aurait lieu lorsqu’elle en aurait douze.

LE DUC.

C’est un des traits les plus caractéristiques du temps bizarre où nous vivons. Mais qu’en voulez-vous conclure ?

BOURSET.

Qu’un père qui s’est engagé à vendre sa fille d’avance à un noble pour des titres, et un noble qui s’est engagé à vendre l’appui de son nom à un traitant pour de l’argent, font tous deux un assez vulgaire échange. Mais qu’un père qui, pour caution, offrirait la main de sa fille à un ami dans un engagement d’honneur, et un ami qui l’accepterait avec la pensée que le bonheur domestique vaut bien un ou deux millions, feraient une affaire assez neuve, assez piquante, que les sots railleraient peut-être, mais que les bons esprits appelleraient chevaleresque. Que vous en semble ?

LE DUC.

Parbleu ! l’idée est étrange, ingénieuse, gracieuse au dernier point. (À part.) Où diable ce Bourset prend-il tout l’esprit qu’il a ? Mais si c’était un piège ? Je prendrai mes sûretés. (Haut.) Bourset vous êtes un homme admirable en expédients, et le vôtre me plaît. Vous aurez mon million, et dans un an j’aurai fait fortune ou j’épouserai votre fille.

BOURSET.

Oui, si je ne puis vous restituer votre million.

LE DUC.

Bien entendu ! Mais je crois que je vais désirer de le perdre. Nous allons stipuler ces conditions et passer un acte en bonne forme.

BOURSET, le regardant fixement.

Le prenez-vous au sérieux ?

LE DUC.

Foi de gentilhomme !

BOURSET.

Et moi aussi, foi d’honnête homme. L’acte sera passé ; quand voulez-vous ? La semaine prochaine ?

LE DUC.

Ce soir !

BOURSET.

Vous êtes bien pressé. Mais, mon ami, vos fonds ne sont pas en valeur monnayée ?

LE DUC.

Si fait, pardieu ! en bons et beaux louis d’or et écus d’argent, chez mon notaire.

BOURSET, avec affectation.

Tant pis ! Cette vieille monnaie est frappée de discrédit.

LE DUC.

Vous serez bien libre de la convertir en papier, puisque vous aimez mieux votre papier-monnaie.

BOURSET.

Mais vous y perdrez, je vous en avertis.

LE DUC.

Comment ! je vous donnerai du métal pour du chiffon, et il faudra encore que je donne du retour ?

BOURSET.

Très-certainement ! Où en serions-nous, si le papier n’avait pas cette énorme valeur à la fois fictive et réelle !

LE DUC.

C’est merveilleux ! Allons, faites !… Voulez-vous que j’opère l’échange, et que je vous paye vos actions en papier ?

BOURSET, avec vivacité.

Non pas, vraiment ! (Se reprenant.) Vous y perdriez trop ; je me charge de négocier cet échange à moindre préjudice pour vous. Monsieur le duc, nous reparlerons de cette affaire.

LE DUC.

Elle est décidée, j’espère ?

BOURSET.

Je n’ai qu’une parole…. Mais nous sommes interrompus.

LE DUC.

J’entends, vous voulez en parler à Julie… Je vous laisse ensemble, et je vais en parler à la marquise. Elle va être, pardieu ! bien étonnée ! (À part, en s’éloignant) C’est un homme à spéculer sur ses propres entrailles ; et sa fille, belle et jeune, doit représenter pour lui une garantie propre à amorcer de plus jeunes que moi. S’il me l’offre, à moi, c’est que l’affaire est bonne.


Scène VI.


BOURSET, JULIE.
JULIE.

Je n’ai rien fait de bon ; malgré toute leur avidité, ces femmes sont de fer quand on en vient à négocier. J’espérais tripler la valeur de nos actions ; j’ai à peine doublé.

BOURSET.

C’est que vous êtes une sotte. Les femmes ne savent rien faire. Moi, je viens de décupler.

JULIE.

Comment cela ?

BOURSET.

Je tiens un actionnaire qui vaut cent pour cent.

JULIE.

Et qui donc ?

BOURSET.

Ça ne vous regarde pas… Écoutez seulement ce que j’ai à vous dire. Mais où est votre fille ?

JULIE.

Elle est malade.