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LES MISSISSIPIENS.

BOURSET.

Ce n’est pas vrai. Est-elle habillée ?

JULIE.

Je vous assure qu’elle est fort enrhumée : le docteur lui a prescrit de garder la chambre.

BOURSET.

Le docteur est un âne. J’entends qu’à l’instant même Louise soit mise en liberté, parée de sa plus belle robe, bien coiffée, bien jolie, bien gaie ; qu’elle voie la fête et qu’elle soit vue de tous ; qu’elle plaise, qu’elle brille, car il faut que ce soir vingt hommes, et des plus huppés, soient amoureux d’elle et me la demandent en mariage.

JULIE, effrayée.

Mais, Monsieur, Louise est trop jeune pour que vous songiez à l’établir.

BOURSET.

Vous vous trompez, elle a quinze ans.

JULIE.

Plus vous la produirez, moins elle plaira. Elle est fort niaise, manque absolument d’usage, et jase avec tout le monde sans discernement.

BOURSET.

Si cela est, c’est votre faute, et je veux qu’à partir d’aujourd’hui elle soit sous la direction de sa grand’mère, qui est une femme d’esprit et saura la former.

JULIE.

Craignez qu’elle n’en sache trop.

BOURSET.

Voilà comme les filles bien nées parlent de leurs mères ; il n’est pas étonnant qu’elles traitent si mal leurs filles.

JULIE.

Vraiment, Monsieur, vous êtes avec moi d’une amertume singulière, et vous reprenez vos anciennes façons bien à propos pour me faire souvenir de l’horreur avec laquelle j’ai contracté un lien indissoluble avec vous, il y a aujourd’hui seize ans.

BOURSET.

Je vous dis, Madame, aujourd’hui comme il y a seize ans, que je veux être obéi, et que je ne vous conseille pas de résister à mes volontés ; voici mon compliment. Maintenant allez chercher votre fille.

JULIE, à part.

Oh ! je me vengerai quelque jour !

(Elle veut s’éloigner. Une troupe de jeunes filles, vêtues de blanc et portant des bouquets, arrivent deux par deux et lui barrent le passage. La plus jeune s’approche et commence à lui débiter son compliment.)

« Monsieur le comte et madame la comtesse, permettez-nous de vous exprimer en cet heureux jour la joie que nous éprouvons de vous voir donner plus que jamais l’exemple de l’union et des vertus conjugales qui…

JULIE, prenant le bouquet.

C’est bien, c’est bien, mon enfant, on ne vous en demande pas davantage ; c’est très-bien, je vous remercie.

LA PETITE FILLE, continuant.

« C’est toujours avec un nouveau plaisir, madame la comtesse et monsieur le comte, que nous fêtons l’anniversaire du jour trois fois heureux qui a uni pour la vie vos tendres cœurs ; car… »

BOURSET, avec emportement.

C’est assez ! quand on vous dit que c’est assez ! Gardez cela pour quand il y aura du monde ; vous venez trop tôt.

(Il s’éloigne d’un côté, Julie de l’autre ; les petites filles, déconcertées, se retirent en désordre.)

Scène VII.


LOUISE, LUCETTE.
LOUISE, pâle et tremblante.

Lucette, va un peu voir s’il ne vient personne par la petite allée, afin que je me sauve par là.

LUCETTE.

J’y vas, Mam’selle. Ah ! Dieu de Dieu ! comme vous allez t’être heureuse d’épouser M. le duc.

(Elle s’éloigne.)
LOUISE.
(George sort des bosquets et la contemple.)

Ô mon père ! ô ma mère ! je me plaisais encore à douter de mon isolement en ce monde ; à présent, je ne le puis plus… Haïe, méprisée, livrée comme une vile marchandise dont on trafique… Oh ! mieux vaudrait être morte !

(Elle s’assied sur les gradins, et cache son visage entre ses mains pour pleurer.)
GEORGE, à part, la regardant.

Ô corruption ! ô âme dépravée ! femme sans entrailles et sans cœur ! et toi, Samuel, Schylock moderne, il ne te reste plus qu’à tuer tes victimes pour vendre plus aisément leur chair et leur sang ! (Regardant Louise.) Malheureuse, innocente créature, que puis-je faire pour toi ? Ma protection ne pourra que te nuire. (À Louise, qui se lève avec impétuosité. Il l’arrête.) Où courez-vous ainsi ? Calmez-vous, votre désespoir va vous trahir.

LOUISE.

Oh ! vous êtes là ? Laissez-moi, ne vous occupez plus de moi. Je n’ai plus rien à ménager, car bientôt je n’aurai plus rien à craindre : je vais me tuer.

GEORGE.

Vous tuer ! Vous êtes donc sans foi et sans Dieu, vous aussi ?

LOUISE.

Dieu m’abandonne, je vois que personne ne m’aime, que je n’ai personne à qui me fier ! (À George, qui la retient.) Laissez-moi, vous dis-je ; demain matin ils me retrouveront dans la pièce d’eau sous leurs fenêtres ; je ne souffrirai plus… et alors ils me regretteront peut-être ; ce sera la première fois qu’ils m’auront aimée !

GEORGE.

Ô jeune fille ! ne te laisse pas briser par la perversité d’autrui et par ta propre douleur. Il est temps encore de te soustraire à l’horrible contagion qui bientôt peut-être te flétrirait aussi. Il le faut, et je crois qu’ici la main de Dieu me pousse et me trace mon devoir. J’aurai le courage de le remplir, quelque soupçon, quelque blâme qu’il en puisse retomber sur moi par la suite… Écoutez, Louise, voulez-vous avoir confiance en moi ? voulez-vous suivre mon conseil ?

LOUISE.

Et que feriez-vous à ma place ?

GEORGE.

Je fuirais cette maison à l’instant même, et j’irais me cacher dans un couvent.

LOUISE.

Me faire religieuse ? oh ! j’y ai souvent songé, j’y songe tous les jours.

GEORGE.

Non pas vous engager par des vœux téméraires, insensés ; mais vous placer, pour quelques années du moins, sous l’égide de personnes sages, et vous dérober à d’odieuses persécutions, à l’abri d’un asile inviolable.

LOUISE, vivement.

Je le veux ! Mais m’accueillera-t-on ? Voudra-t-on me protéger ? À quel titre implorerai-je l’appui des amitiés étrangères ?

GEORGE.

Fiez-vous à moi. Consentez à passer pour ma sœur ou pour ma fille, et ne vous inquiétez pas du reste. Je vous verrai souvent ; je veillerai sur vous.

LOUISE.

Vous !… Mais je ne vous connais pas !

GEORGE.

Vous me connaissez, et vous devez croire en moi ; je suis George Freeman.

LOUISE.

George Freeman ! ô mon sauveur ! protégez-moi !

(Elle va pour s’élancer dans ses bras, puis s’arrête tout à coup.)
GEORGE.

Hâtons-nous, mon enfant ; si vous voulez fuir, il n’y a pas un instant à perdre.

LOUISE, passant son bras sous le bras de George.

Partons. Ô ma mère ! pourquoi ne m’aimez-vous pas ?