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LES MISSISSIPIENS.

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sépare mes intérêts, mes vœux et mes habitudes des vôtres. Je serais un prétexte à votre faste et à votre ambition, et je ne veux pas l’être. Je me retire dans une petite maison de campagne avec ma fille ; nous y vivrons de peu, nous y serons heureuses l’une par l’autre. Vous reprendrez tous les diamants que vous m’avez donnés ; je ne veux plus rien qui me rappelle que ces misérables jouets ont ruiné plus de cent familles. Adieu, Monsieur, tâchez de vous acquitter ! N’ayant pas assez d’influence sur vous pour vous y amener, je n’y serai du moins pas un obstacle, et je ne rougirai devant personne.

BOURSET, avec une rage concentrée.

Allez, et que le ciel vous conduise ! Voilà qui porte à mon honneur un dernier coup !

LE DUC.

Entre nous soit dit, vous l’avez un peu mérité, Bourset, mon ami. (À Julie.) Vous êtes fort émue, Madame ; permettez-moi de vous conduire jusqu’à votre appartement.

(Il sort avec Julie.)

Scène VI.


BOURSET, seul, puis LE DUC.
BOURSET, seul.

Mérité, mérité ! Cela est facile à dire ! Que faire ? Le grand coup de théâtre ? Le moment est-il déjà venu et la crise décisive ?… Oui, il faut risquer le tout pour le tout ! Allons, le sort en est jeté. C’est à présent, Bourset, qu’il faut montrer si tu es un grand spéculateur ou un parfait imbécile. (Au duc qui rentre.) Monsieur le duc, sommes-nous enfin seuls ? Veuillez fermer les portes derrière vous.

LE DUC.

Et pourquoi diable ?

BOURSET, fermant les portes.

Il est temps que vous me connaissiez. Vous saurez tout à l’heure jusqu’où peut aller le stoïcisme d’un homme qui se laisse accabler dans le sein même de sa famille, plutôt que de trahir les intérêts qui lui sont confiés. Tous ces messieurs sont-ils encore dans mon cabinet ?

LE DUC.

Je le présume. Après ? (Bourset va vers le cabinet d’un air tragique, et ouvre la porte à deux battants.) Que diable va-t-il faire ? Se brûler la cervelle devant la compagnie ? (Il veut l’arrêter.)

BOURSET, d’une voix forte.

Messieurs !… Messieurs !… ayez la bonté de me suivre ici. (Entrent le duc de La F., le duc de M., le comte de Horn, le marquis de S., et plusieurs autres.) Tout n’est pas perdu, comme vous le croyez. Je n’ai pu m’expliquer devant un étranger ; ma justification entraînait la révélation d’un secret qu’il eût divulgué, et qui ne doit être connu que de vous. (On ferme les portes et les fenêtres avec soin.) Je me suis laissé accabler, je porte tout le fardeau de l’accusation et toute l’amertume de vos doutes. J’ai dû attendre que l’ennemi fût sorti de ma maison… Ce que j’ai souffert durant cette heure de tortures, vous l’apprécierez quand vous saurez quel homme vous avez laissé traduire devant vous comme un criminel devant un tribunal.

LE DUC.

Où diantre va-t-il en venir ? Il me fait peur ! (Bas à Bourset.) Bourset, mon ami, calmez-vous. Que diable ! tout n’est pas perdu !

BOURSET.

Tout est sauvé, au contraire, monsieur le duc. Messieurs, étant déjà chargé de fonds immenses au moment où vous m’avez supplié et presque forcé d’accepter les vôtres, je me suis réservé de les faire valoir en temps et lieu, et jusque-là je les ai regardés comme un dépôt qui m’était confié, et que je devais garder dans mes mains, sauf à tirer les intérêts légaux de ma poche, si je ne trouvais pas un placement sûr et avantageux pour vous. Plus tard, initié au projet de loi qui vous frappe aujourd’hui d’inquiétude et de déplaisir, après avoir vainement combattu cet arrêt, j’ai résolu de vous en préserver, et, loin d’échanger les valeurs que vous m’aviez remises, je les ai intégralement conservées, afin de vous les restituer le jour où la baisse apparente et nécessaire de nos actions vous ferait croire l’argent plus précieux que le papier. Ce n’est pas mon opinion, à moi, car j’ai converti tout mon or en papier. J’ai acheté des terres en or, et je les ai revendues en papier. J’ai foi au papier, Messieurs ; c’est ma conviction ! c’est le résultat des plus consciencieuses études et du plus sévère examen. Mais de ce que je préfère le papier, il ne résulte pas que vous ne soyez pas les maîtres de vos fonds. L’exécution de l’arrêt qui frappe d’interdiction la possession d’une certaine somme monnayée peut d’ailleurs m’atteindre aussi bien que vous, quoiqu’il y ait plus de chances contre vous que contre moi. Je vous prie donc de reprendre chacun ce qui vous appartient, et de renoncer aux bénéfices de l’affaire. J’y aurai regret pour vous ; mais je serai heureux de me débarrasser d’une aussi grande responsabilité dans un moment de crise aussi fâcheux. Un homme tel que moi ne peut se soumettre deux fois dans sa vie à l’injure du soupçon, et je sens que je n’aurais pas la force de supporter une seconde scène comme celle d’aujourd’hui.

LE DUC DE LA F…

Mais où prendriez-vous l’argent pour le rendre ?

BOURSET.

Tenez, Messieurs, voyez… (Il ouvre ses panneaux de boiserie, et leur montre plusieurs rangées de coffres-forts sur des compartiments.)

LE DUC.

En voici bien d’une autre !

BOURSET.

Allons, Messieurs, parlez ! j’attends votre décision. Faut-il appeler mon caissier et faire compter à chacun de vous la somme qui lui revient ? Il faudra bien que vous renonciez aux bénéfices ; car, vu l’état des choses, je ne puis rembourser que les intérêts du capital.

LE COMTE DE HORN.

Et pourquoi donc y renoncerions-nous ? qui donc a besoin de son capital ici ? Sommes-nous des gens de rien pour ne pouvoir risquer chacun une bagatelle de cinquante, cent, deux cent mille livres ? Il y a là une affaire magnifique. Moi, je ne veux pas y renoncer. Les fonds sont en sûreté chez M. Bourset de Puymonfort. Appuyé comme il l’est par le régent, et ami intime de Law, il fera révoquer l’arrêt avant qu’on ait songé à examiner sa caisse ? Qui l’oserait, d’ailleurs ? Nous, nous ne passerions pas vingt-quatre heures avec des fonds sans être inquiétés. Ainsi, mon avis est que nous donnions à l’honnête et respectable M. Bourset une preuve de notre confiance en réparation de l’outrage que nous n’avons pu empêcher aujourd’hui. Qu’il garde nos fonds et qu’il les fasse valoir. Nous avons été trompés par de faux renseignements, l’affaire est meilleure que jamais. Il faudrait être lâche pour renoncer à l’avenir que l’habileté, la probité et l’immense solvabilité de M. Bourset ouvrent devant nous.

LE DUC DE LA F…

C’est mon avis.

LE MARQUIS DE S…

Et le mien.

PLUSIEURS VOIX.

Eh oui, c’est le nôtre à tous.

BOURSET.

Je vous remercie, Messieurs, de cette preuve d’estime ; et quelque pénible, quelque dangereuse que soit la tâche que vous m’imposez, je saurai m’en rendre digne. J’en parlerai au régent dès que l’arrêt sera révoqué, et il sera tellement flatté de votre confiance au système, que vous obtiendrez de lui, je n’en doute pas, les faveurs et monopoles que vous sollicitez depuis si longtemps : vous, monsieur le duc, les sucres et cafés ; vous, monsieur le comte, le monopole des cuirs ; vous, monsieur le marquis, celui des graisses, savons et chan-