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JEANNE.

l’esprit trop tourné à la métaphore pour ne pas deviner très-vite les expressions figurées. Jeanne comprit, et répondit d’une voix douce, mais avec un accent qui ne marquait ni désir ni espérance : Vous avez bien de la bonté, mon parrain.

— Non, Jeanne, je n’ai guère de bonté, reprit le jeune baron, puisque j’ai pu oublier si longtemps ma pauvre nourrice.

— Elle ne vous en a jamais voulu, mon parrain, car c’est la vérité de dire qu’elle était bonne ! et Jeanne recommença à pleurer en silence.

— Vous ne serez pas heureuse avec votre tante, n’est-ce pas, Jeanne ?

— C’est comme il plaira au bon Dieu, mon parrain !

— Vous n’avez pas de répugnance à demeurer avec elle ?

— Non, mon parrain, ma tante ne me répugne pas, c’est une femme très-propre.

— Mais elle est d’un caractère difficile ?

— Oh non ! mon parrain, elle n’est pas difficile du tout sur son manger, et d’ailleurs elle fait tout elle-même. »

La simplicité de Jeanne dérangea un peu le roman de Guillaume. Elle lui répondait naturellement, avec la soumission d’un enfant qui ne sait pas pourquoi on l’interroge, mais qui fait un effort pour satisfaire le maître.

« Je l’ennuie, car elle ne me comprend pas, pensa le jeune homme : elle aimerait bien mieux n’être pas distraite de sa douleur. Ne trouverai-je donc pas le chemin de son cœur par quelque manière de dire parfaitement élémentaire ?

— Dites-moi, mon enfant, reprit-il, est-ce que votre mère ne s’inquiétait pas de l’idée de vous laisser seule ?

— Oh si ! mon parrain, répondit Jeanne qui devenait plus volontiers expansive en parlant de sa mère. Elle disait encore ce matin : « La volonté du bon Dieu soit faite ! mais ce qui me fâche le plus de m’en aller, c’est le chagrin que ça va faire à ma Jeanne. » Oh ! elle avait bien raison ! ça fait rudement de peine de perdre sa mère ! Que le bon Dieu vous conserve donc la vôtre, mon parrain ! »

Les expressions de Jeanne étaient bien vulgaires ; mais le son de sa voix suppléait à l’insuffisance de sa parole, et l’accent vrai de son désespoir, joint à la bonté généreuse du sentiment qui la ramenait à s’occuper de l’avenir de son jeune parrain, causèrent à ce dernier un attendrissement profond. Des larmes lui vinrent aux yeux tout à coup, et il répondit d’une voix altérée : Vous êtes bonne, Jeanne ! bien bonne !

— Non, mon parrain, répondit-elle ingénument, c’est vous qui êtes bon de dire ça ! mais, mon parrain, voilà l’eau qui tombe à mort, vous n’avez quasi rien sur le corps, vous prendrez du mal.

— Ne faites pas attention à cela, ma chère enfant.

— Hélas ! mon Dieu, c’est comme ça que ma pauvre mère a pris sa maladie. Elle a voulu venir me chercher aux champs parce qu’il faisait un rude temps comme aujourd’hui, et qu’elle a eu peur que je ne peuve pas passer le rio (le ruisseau) pour rentrer à la maison. Quand elle prenait du souci pour moi, elle ne se connaissait plus, la pauvre âme ! elle m’a trouvée à moitié chemin ; mais elle s’était tant mouillé les pieds jusqu’aux genoux, que le lendemain elle a pris la fièvre.

— Elle a donc été bien mal soignée par les médecins ?

— Oh ! mon parrain, nous n’avons pas appelé de médecin ; nous ne croyons pas à ça, nous autres. Peut-être bien que nous avons tort, et que le médecin y aurait fait quelque chose, mais elle n’en voulait pas seulement entendre parler. Elle nous dit comment il fallait la soigner, et nous avons fait son commandement. Mais ça n’a pas servi !… Allons, mon parrain, faut pas vous mouiller ; faut prendre ma capiche sur votre dos… oh ! elle n’est pas sale, mon parrain ; il n’y a jamais eu de saleté chez nous. Voyez ! si votre mère vous savait dehors par un parieu temps, elle en aurait trop d’ennui.

— Jamais, ma bonne Jeanne ! jamais je ne souffrirai que tu te mouilles à ma place, — et Guillaume replaça sur les épaules de Jeanne la mante de laine grise qu’elle avait déjà ôtée pour l’en couvrir.

— Eh bien, tenez ! mon parrain, puisque vous ne voulez pas, je vas vous mener vite à un endroit où vous serez à l’abri ; dans un moment, ça ne tombera peut-être plus si fort ! et Jeanne coupa en travers de la montagne, jusqu’à une masse de rochers dans laquelle une excavation profonde était pratiquée.

— Prenez garde, mon parrain ! dit Jeanne en lui prenant le bras avec la familiarité la plus chaste et la sollicitude la plus respectueuse : il y a là un puits que vous ne verriez pas, — et elle le conduisit au fond de la grotte, car la pluie chassée par le vent fouettait assez avant dans l’intérieur de cette retraite. Guillaume, exténué de fatigue, — il était à jeun depuis le matin, — s’assit sur un banc pratiqué dans le roc, et Jeanne, trop bien apprise pour s’asseoir à côté de lui, s’appuya sur une grosse pierre un peu plus près de l’entrée, c’est-à-dire dans la lumière qui venait du dehors et qui faisait resplendir sa silhouette sérieuse et douce comme celle d’une madone, tandis que Guillaume, enfoncé dans l’ombre, la contemplait avec admiration.

Dans les premiers moments, cette obscurité de la grotte, ce zèle que Jeanne lui avait montré, cet isolement complet avec une si belle fille, loin de tous les regards, et peut-être aussi cette excitation nerveuse que causent le grand spectacle et les bruits majestueux de l’orage ; enfin un peu de vanité satisfaite à l’idée que l’habile Marsillat eût payé bien cher ce tête-à-tête, et que, sans aucune habileté, il l’avait emporté dans la confiance de Jeanne : toutes ces émotions réunies jetèrent une sorte de fièvre dans le cerveau du jeune baron. Il respectait trop la situation de sa filleule, et la sienne propre, pour ne pas haïr la pensée d’en abuser. Mais il trouvait un secret plaisir à se dire qu’à sa place bien d’autres n’eussent pas été aussi délicats, et tout en caressant en lui-même le sentiment de sa propre vertu, il arrivait à trouver cette vertu plus méritoire qu’il ne l’aurait imaginé une heure auparavant, lorsqu’il descendait la montagne avec l’agaçante Claudie. Jeanne était si différente, si vraiment belle, si candide, et disposée pour lui à un intérêt si doux ! L’imagination du jeune homme travaillait sur ce thème : « Si je voulais lui inspirer un sentiment plus tendre, pourrait-elle s’en défendre dans un pareil moment, et lorsque je lui ferais comprendre que je suis désormais son seul ami en ce monde, son appui nécessaire envoyé vers elle par la Providence ? » Mais, à cette idée de la Providence, Guillaume, né avec un caractère assez faible, mais converti à l’envie d’être grand par le christianisme romantique de l’époque, craignait de devenir sacrilége en invoquant le ciel pour justifier ses agitations involontaires ; et il se taisait, regardant toujours Jeanne à la lueur des éclairs.

De son côté pourtant, Jeanne ne songeait guère à se préserver d’un danger qu’elle ne concevait même pas ; et, retombant sur elle-même, elle s’était remise à pleurer. C’était un pleurer silencieux et résigné qui ne cherchait ni à se contenir ni à se montrer. Habituée à une vie solitaire, dès que la bergère toulloise ne se sentait pas nécessaire aux autres, elle avait coutume d’oublier leur présence, et de se perdre dans ses pensées. Mais quelles pouvaient être les pensées d’un enfant de la nature, qui n’avait pas appris à lire, et dont l’intelligence (si tant est qu’elle en eût) n’avait reçu aucune espèce de culture ?

Guillaume se le demandait précisément, en la voyant rester dans la même attitude, les yeux fixés sur l’horizon embrasé par la foudre… Et nous nous sommes fait souvent la même question nous-même, en regardant quelque bergère aux traits nobles, ou quelque sévère matrone filant gravement sa quenouille des heures entières au coin d’un pré. Qui peut nous révéler le mode d’existence de ces âmes si peu développées ? À quoi pense le laboureur qui creuse patiemment son sillon monotone ? À quoi pense le bœuf qui rumine couché dans l’herbe, et la cavale étonnée qui vous examine par-dessus le buisson ? Est-ce donc la même vie qui circule lentement dans les veines de l’homme et dans celles de l’animal attaché au travail