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JEANNE.

de la terre ? L’ingrate Rhéa frappe-t-elle de stupidité ses enfants et ses serviteurs ?

Il nous a fallu beaucoup respirer l’air des champs et veiller bien des soirs autour du foyer rustique pour comprendre cette suite de rêveries qui remplace dans le cerveau du paysan le travail de la méditation, et qui fait de sa veille, comme de son sommeil, une sorte d’extase tranquille, où les images se succèdent avec rapidité, merveilleuses, terribles ou riantes. C’est la même activité, la même poésie et la même impuissance que l’effort de l’enfant à dégager l’inconnu de son existence du voile qui la couvre. C’est le génie des songes s’agitant dans le vaste et faible cerveau de l’Hercule gaulois.

Jeanne pensait à sa mère dans cet instant, et sa rêverie douloureuse la promenait dans tous les souvenirs de ce passé dont elle ne pouvait plus sortir. Ses sanglots ne remplissaient pas la grotte ; mais les mystérieux échos de ce lieu sonore répétaient de minute en minute un faible soupir de sa poitrine oppressée, auquel répondait, plus mystérieusement encore, le bruit d’une goutte d’eau qui se détachait à intervalles réguliers de la voûte humide pour tomber dans la source invisible.

Ce silence éloquent attendrissait de plus en plus Guillaume, et il ne songeait plus à le rompre. Mais il se trouva, sans savoir comment, assis auprès de Jeanne, et sa main sur la sienne.

V.

L’ÉRUDITION DU CURÉ DE CAMPAGNE.[1]

Jeanne, étonnée, se retourna, et Guillaume se trouvant dans la lumière auprès d’elle, elle vit des larmes dans ses yeux. Au lieu d’être émue ou effrayée, elle lui dit naïvement :

— Est-ce que vous avez peur de l’orage, mon parrain ?

Guillaume ne put s’empêcher de sourire, et, quittant la main de Jeanne : « Non, ma chère enfant, lui dit-il, je ne songe pas à l’orage, mais à toi. Ton chagrin me remplit le cœur, et je voudrais pouvoir pleurer avec toi…

— Oh ! il ne faut pas pleurer, mon parrain. Ça vous ferait du mal. C’est tout simple que je ne puisse pas m’en empêcher, moi ! c’était ma mère ! Mais ça n’était que votre nourrice, et vous ne la connaissiez plus. Vous ne pouvez pas vous souvenir d’elle.

— Je m’en suis souvenu aujourd’hui, Jeanne, et je ne m’en souviendrais pas, que j’aurais encore envie de pleurer à cause de toi. Est-ce que tu ne comprends pas cela ?

Jeanne garda le silence : elle ne comprenait pas.

— Dis-moi, Jeanne, si je venais de perdre ma mère, que tu ne connais pas, et dont tu ne peux plus te souvenir, est-ce que tu n’aurais pas pitié de moi ?

— Oh si ! mon parrain !

— Est-ce que tu ne chercherais pas à me dire quelque chose pour me consoler ?

— Oh si bien ! mon parrain, répéta Jeanne avec conviction.

— Eh bien ! dis-moi ce que tu me dirais, afin que maintenant je te le dise.

— Hélas ! mon parrain ! j’aurais bien de la peine ; mais je ne saurais pas quoi vous dire.

— C’est juste comme moi, pensa Guillaume… Mais, ajouta-t-il, est-ce que l’amitié ne console pas un peu ? Est-ce que tu ne sentirais pas… dans un pareil moment… de l’amitié pour moi !

— Oh ! si fait bien, mon parrain !

— Eh bien ! ne conçois-tu pas que j’en aie pour toi dans ce moment-ci ?

— Vous êtes bien bon, mon parrain ; vous en serez récompensé !

— Vraiment, Jeanne ? s’écria Guillaume en lui reprenant la main ; m’en sauras-tu quelque gré ? Si tu y penses quelquefois, ce sera ma récompense.

— Hélas ! mon parrain, je suis trop pauvre, répondit Jeanne avec douceur, je ne peux récompenser personne ; mais le bon Dieu vous récompensera de vos amitiés pour moi.

Guillaume, un peu confus, mais se rassurant par la pensée que ses propres paroles ne renfermaient aucune intention coupable, conserva la main de Jeanne dans la sienne. Elle l’en retira pour faire un signe de croix.

— Pourquoi fais-tu un signe de la croix ? lui demanda-t-il.

— Vous n’avez donc pas vu cette grande éclair, mon parrain ?

— Tu as peur du tonnerre, toi, ma pauvre Jeanne !

— Oh ! non, mon parrain ; mais c’est pour détourner quelque malheur de dessus les autres.

— Tu parles peu, Jeanne ; mais tu parles bien.

— Oh ! non, mon parrain, je ne sais pas bien parler.

— Tout ce que tu dis est d’un bon cœur pourtant.

— Je ne puis pas avoir un mauvais cœur, puisque ma pauvre mère en avait un si bon ! Mais pour bien parler, je ne peux pas : je n’ai jamais appris.

— Tu n’as jamais été à l’école ?

— Non, mon parrain, je n’avais pas le temps.

— Mais tu sais lire ?

— Oh non, mon parrain ! je ne sais pas ça.

— Et tu ne regrettes pas de ne pas le savoir ?

— Ça ne me servirait de rien. J’ai été élevée aux bêtes. C’est ça mon ouvrage. Ça contentait ma mère.

— Mais à présent que ce n’est plus nécessaire, ne voudrais-tu pas vivre autrement ?

— Non, mon parrain.

— Non ? ta tante, cependant, ne vaut pas ta mère !

— C’est vrai, mon parrain. Mais enfin c’est ma tante. Elle s’ennuierait toute seule.

— Mais puisque tu vis dans les champs, elle ne te verra guère ?

— On se voit toujours un peu le soir. On soupe ensemble.

— Et tous les soirs elle te traitera comme elle le faisait tout à l’heure.

— J’y suis bien accoutumée, mon parrain, et je ne me fâche pas contre elle.

— Mais si elle avait de mauvais desseins sur toi, Jeanne ?

— Comment dites-vous ça, mon parrain ?

— Je te dis que ta tante est une mauvaise femme…

— Oh ! vous vous trompez, mon parrain. Elle est un peu vif : c’est tout.

— Jeanne, tu tiens donc beaucoup à rester avec elle ?

— Puisque ça se doit, mon parrain !

— Et si elle te chassait de la maison ?

— La maison est à moi ; d’ailleurs, elle ne ferait jamais cela.

— Si elle ne voulait plus demeurer avec toi ?

— Je ne pourrais pas la forcer à rester ; mais pourquoi voudrait-elle s’en aller ? Je ne la contrarierai jamais.

— Il peut se rencontrer des occasions où ton devoir serait de le faire. Si elle exigeait que tu fisses quelque mauvaise action ?

— Elle n’exigerait jamais ça, mon parrain.

— Tu en es donc bien sûre ?

— Oh oui, mon parrain !

— À la bonne heure, dit Guillaume un peu inquiet de la sincérité de Jeanne ; et ne sachant plus s’il devait admirer sa candeur, ou soupçonner sa vertu, il se leva et fit quelques pas dans la grotte, en proie à une sorte de dépit intérieur dont il rougissait.

— Après tout, reprit-il, vous devez avoir l’intention de vous marier bientôt, Jeanne ?

— Non, mon parrain, répondit-elle sans embarras et sans hésitation.

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, cela arrivera, et alors vous n’aurez plus rien à craindre de votre tante.

— Ça n’arrivera jamais, mon parrain, reprit Jeanne avec l’accent d’une tranquille détermination.

— Jamais ? dit Guillaume étonné ; c’est un serment de jeune fille. Mais tu n’en jurerais pas, Jeanne, ajouta-t-il en souriant.

  1. Ce chapitre est dédié au maître d’école de Toull, qui est un peu embarrassé pour servir de cicérone aux touristes du centre.