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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

nées par les peintres et confiées aux mosaïstes, on n’y trouva pas les deux figures d’archange. Le procurateur Melchiore pressa chacun des peintres de s’expliquer sur le mérite de ces figures et sur la part qu’ils y avaient prise. Comme ils avaient été investis, à cet égard, de tous droits et de tous pouvoirs par l’État, il suffisait d’une simple esquisse tracée par l’un d’eux pour que les Zuccati, tenus d’exécuter à la lettre leurs intentions, se fussent rendus coupables d’infidélité, de désobéissance et de fraude, en y employant un procédé de leur choix et des matériaux non approuvés par la commission des procurateurs. Les peintres affirmèrent par serment n’avoir pas même eu l’idée de ces figures ; et quant à leur mérite, ils affirmèrent également qu’ils n’eussent pu rien créer de plus correct et de plus noble. Le Titien fut interrogé deux fois. On connaissait son amitié pour les Zuccati ; on connaissait aussi sa finesse, son habileté à éluder les questions qu’il ne voulait pas trancher. Sommé de dire s’il était l’auteur de ces figures, il répondit avec grâce : « Je voudrais l’être ; mais, en conscience, je n’en ai pas même vu le dessin, et je n’en soupçonnais pas l’existence avant l’examen qu’il m’a été ordonné d’en faire comme membre de la commission. »

Les Bianchini soutinrent que les Zuccati n’étaient pas capables de composer par eux-mêmes des ouvrages dignes de tant d’éloges. Malgré l’assertion des peintres, on fit une enquête dans laquelle le Bozza fut entendu, comme ancien élève des Zuccati, et sommé de dire s’il avait vu quelque peintre mettre la main à ces figures. Il déclara qu’une seule fois il avait vu messer Orazio Vecelli, fils du Titien, venir de nuit dans l’atelier des Zuccati à l’époque où ils y travaillaient. Orazio fut entendu, et attesta par serment qu’il ne les avait pas même vues, et que sa visite de nuit à l’atelier de San-Filippo n’avait d’autre but que de commander à Valerio un bracelet de mosaïque qu’il voulait offrir à une femme. Il n’y avait donc plus aucune preuve contre les Zuccati. Ils furent acquittés, à la charge seulement de remplacer à leurs frais, par des fragments de pierre ou d’émail, les fragments de bois peint employés dans certains endroits de leurs figures. Cette partie de l’arrêt ne fut rendue que pour la forme, afin de ne point encourager les novateurs. On n’en exigea même pas l’exécution, car ces fragments coloriés au pinceau existent encore. Le barbarisme du procurateur-caissier a seul été réintégré tel qu’il était sorti du docte cerveau de ce magistrat, et au-dessous des deux archanges on lit cette autre inscription touchante, qui fait allusion aux persécutions souffertes par les Zuccati :

Ubi diligenter inspexeris artemq. ac laborem Francisci et Valerii Zvcati Venetorvm fratrvum agnoveris tvm demvm ivdicato.


XX.

Malgré l’heureuse issue de ce procès, il s’en fallait de beaucoup que la fortune des Zuccati prit une face heureuse. La santé de Francesco se rétablissait lentement. Aucun nouveau travail public n’était commandé aux mosaïstes. On parlait même de s’en tenir là, et de conserver toutes les anciennes mosaïques byzantines ; car les mœurs tournaient à l’austérité, et, tandis que de sages lois somptuaires couvraient de deuil les manteaux et les gondoles, les gens les moins graves affectaient, par esprit d’imitation, de s’envelopper de longues toges romaines et de ne porter que des ornements de fer et d’argent. Le mot d’économie était dans toutes les bouches ; la peste avait ébranlé le commerce, et, comme les générations passent promptement d’un excès à l’autre, après un luxe ruineux et des dépenses insensées, on arrivait à des réductions sordides, à des réformes puériles. Les artistes subissaient les tristes chances de ce moment de panique financière. Le procurateur-caissier n’était pas un sot isolé, mais le représentant d’un grand nombre d’esprits étroits.

Francesco était tombé dans un profond découragement. Artiste enthousiaste, il avait désiré, il avait espéré la gloire. Il l’avait servie comme on sert une noble maîtresse, par de nobles sacrifices, par un culte ardent, exclusif. Pour toute récompense, il s’était vu exposé à une prison affreuse, à une mort imminente, à un procès infamant. En outre, le succès de ses chefs-d’œuvre était contesté. Les hommes ne voient pas impunément le malheur fondre sur une tête d’élite. Ils sont pris aussi du vertige de la médiocrité, et cherchent tous les moyens d’excuser et de légitimer les maux dont est frappé le génie. C’était assez qu’on eût trouvé un petit fragment de bois dans une des figurines des Zuccati, pour qu’aussitôt tout le public pensât que la mosaïque entière était exécutée en bois. Les bourgeois allaient même jusqu’à dire qu’elle était en papier, et, convaincus de son peu de solidité, ils auraient cru manquer de patriotisme en levant la tête pour admirer la beauté des figures. Le jeune artiste était donc blessé au fond de l’âme, et souffrait d’autant plus qu’il cachait sa blessure avec soin, et méprisait trop le public pour lui donner la satisfaction de le voir vaincu. Retiré au fond de sa petite chambre à San Filippo, il passait ses journées à la fenêtre, absorbé dans de tristes pensées, et n’était plus distrait de sa douleur que par la contemplation des grands lierres de sa cour agités par la brise. Ce tranquille spectacle lui semblait délicieux après le séjour des plombs, où l’absence d’air avait miné lentement sa vie.

Au temps de sa bonne fortune et de ses somptueux amusements, Valerio avait contracté des dettes considérables ; ses créanciers le tourmentaient. Francesco découvrit ce secret et consacra toutes ses économies au paiement de ces dettes. Valerio ne le sut que longtemps après ; il était bien assez triste sans que le remords vînt ajouter aux inquiétudes que lui causait la santé de son frère chéri. L’idée de le perdre ébranlait toutes les forces de son âme, et il sentait que, malgré sa disposition naturelle à accepter les maux de la vie, il ne pourrait jamais se consoler de sa perte. Incapable de mélancolie, trop fort pour la résignation et trop fort aussi pour le désespoir, il tombait souvent dans des accès de violente indignation auxquels succédaient de brillantes espérances, et il entretenait Francesco de rêves de gloire et de bonheur, quoique au fond personne moins que lui n’eût besoin de gloire pour être heureux.

Le vieux Sébastien les conjurait de reprendre le pinceau et de renoncer à la basse profession de mosaïste ; mais Francesco avait reçu un trop rude échec pour s’abandonner à de nouvelles espérances. Essayer à trente ans une nouvelle carrière était une résolution trop forte pour un esprit si blessé, pour un corps si affaibli. À ses peines se joignaient celles de ses amis ; sa disgrâce avait fait perdre à Ceccato son privilège de maîtrise ; lui et Marini languissaient dans une affreuse misère ; Francesco sollicitait en vain le paiement de son année de travail. Les finances étaient, comme toutes les autres parties de l’administration, désordonnées et languissantes. Toutes ses démarches étaient inutiles : on le remettait de jour en jour, de semaine en semaine. La haine secrète du procurateur-caissier n’était pas étrangère à ces retards de paiement. C’était une vengeance sourde qu’il tirait de l’ironie des Zuccati, trop peu punie à son gré par le conseil.

Les Zuccati étaient résolus à partager leur dernier morceau de pain avec leurs fidèles apprentis. Ils nourrissaient Marini, Ceccato, sa jeune femme convalescente et son dernier enfant. Valerio tirait encore quelque argent des Grecs installés à Venise, en leur vendant des bijoux ; mais cette ressource ne serait plus suffisante pour une si nombreuse famille, lorsque les économies que Francesco avait pu garder seraient épuisées. Alors Valerio se reprochait amèrement de n’en avoir fait aucune ; il sentait trop tard que la prodigalité est un vice. « Oui, oui, disait-il en soupirant, l’homme qui dépense en vains plaisirs et en sottes parades le prix de ses sueurs ne mé-