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LA PETITE FADETTE.

peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l’appel aux passions qui fermentent, ce n’est point là le chemin du salut ; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.

Prêcher l’union quand on s’égorge, c’est crier dans le désert. Il est des temps où les âmes sont si agitées qu’elles sont sourdes à toute exhortation directe. Depuis ces journées de juin dont les événements actuels sont l’inévitable conséquence, l’auteur du conte qu’on va lire, s’est imposé la tâche d’être aimable, dût-il en mourir de chagrin. Il a laissé railler ses bergeries, comme il avait laissé railler tout le reste, sans s’inquiéter des arrêts de certaine critique. Il sait qu’il a fait plaisir à ceux qui aiment cette note-là, et que faire plaisir à ceux qui souffrent du même mal que lui, à savoir l’horreur de la haine et des vengeances, c’est leur faire tout le bien qu’ils peuvent accepter : bien fugitif, soulagement passager, il est vrai, mais plus réel qu’une déclamation passionnée, et plus saisissant qu’une démonstration classique.

GEORGE SAND.


Nohant, 21 décembre 1851.



I.

Le père Barbeau de la Cosse n’était pas mal dans ses affaires, à preuve qu’il était du conseil municipal de sa commune. Il avait deux champs qui lui donnaient la nourriture de sa famille, et du profit par-dessus le marché. Il cueillait dans ses prés du foin à pleins charrois, et, sauf celui qui était au bord du ruisseau, et qui était un peu ennuyé par le jonc, c’était du fourrage connu dans l’endroit pour être de première qualité.

La maison du père Barbeau était bien bâtie, couverte en tuile, établie en bon air sur la côte, avec un jardin de bon rapport et une vigne de six journaux. Enfin il avait, derrière sa grange, un beau verger, que nous appelons chez nous une ouche, où le fruit abondait tant en prunes qu’en guignes, en poires et en cormes. Mêmement les noyers de ses bordures étaient les plus vieux et les plus gros de deux lieues aux entours.

Le père Barbeau était un homme de bon courage, pas méchant, et très-porté pour sa famille, sans être injuste à ses voisins et paroissiens.

Il avait déjà trois enfants, quand la mère Barbeau, voyant sans doute qu’elle avait assez de bien pour cinq, et qu’il fallait se dépêcher, parce que l’âge lui venait, s’avisa de lui en donner deux à la fois, deux beaux garçons ; et, comme ils étaient si pareils qu’on ne pouvait presque pas les distinguer l’un de l’autre, on reconnut bien vite que c’étaient deux bessons, c’est-à-dire deux jumeaux d’une parfaite ressemblance.

La mère Sagette, qui les reçut dans son tablier comme ils venaient au monde, n’oublia pas de faire au premier né une petite croix sur le bras avec son aiguille, parce que, disait-elle, un bout de ruban ou un collier peut se confondre et faire perdre le droit d’aînesse. Quand l’enfant sera plus fort, dit-elle, il faudra lui faire une marque qui ne puisse jamais s’effacer ; à quoi l’on ne manqua pas. L’aîné fut nommé Sylvain, dont on fit bientôt Sylvinet, pour le distinguer de son frère aîné, qui lui avait servi de parrain ; et le cadet fut appelé Landry, nom qu’il garda comme il l’avait reçu au baptême, parce que son oncle, qui était son parrain, avait gardé de son jeune âge la coutume d’être appelé Landriche.

Le père Barbeau fut un peu étonné, quand il revint du marché, de voir deux petites têtes dans le berceau. « Oh ! oh ! fit-il, voilà un berceau qui est trop étroit. Demain matin, il me faudra l’agrandir. » Il était un peu menuisier de ses mains, sans avoir appris, et il avait fait la moitié de ses meubles. Il ne s’étonna pas autrement et alla soigner sa femme, qui but un grand verre de vin chaud, et ne s’en porta que mieux. — Tu travailles si bien, ma femme, lui dit-il, que ça doit me donner du courage. Voilà deux enfants de plus à nourrir, dont nous n’avions pas absolument besoin ; ça veut dire qu’il ne faut pas que je me repose de cultiver nos terres et d’élever nos bestiaux. Sois tranquille ; on travaillera ; mais ne m’en donne pas trois la prochaine fois, car ça serait trop.

La mère Barbeau se prit à pleurer, dont le père Barbeau se mit fort en peine. — Bellement, bellement, dit-il, il ne faut te chagriner, ma bonne femme. Ce n’est pas par manière de reproche que je t’ai dit cela, mais par manière de remercîment, bien au contraire. Ces deux enfants-là sont beaux et bien faits ; ils n’ont point de défauts sur le corps, et j’en suis content.

— Alas ! mon Dieu, dit la femme, je sais bien que vous ne me les reprochez pas, notre maître ; mais moi j’ai du souci, parce qu’on m’a dit qu’il n’y avait rien de plus chanceux et de plus malaisé à élever que des bessons. Ils se font tort l’un à l’autre, et, presque toujours, il faut qu’un des deux périsse pour que l’autre se porte bien.

— Oui-dà ! dit le père : est-ce la vérité ? Tant qu’à moi, ce sont les premiers bessons que je vois. Le cas n’est point fréquent. Mais voici la mère Sagette qui a de la connaissance là-dessus, et qui va nous dire ce qui en est.

La mère Sagette étant appelée, répondit : — Fiez-vous à moi : ces deux bessons-la vivront bel et bien, et ne seront pas plus malades que d’autres enfants. Il y a cinquante ans que je fais le métier de sage-femme, et que je vois naître, vivre, ou mourir tous les enfants du canton. Ce n’est donc pas la première fois que je reçois des jumeaux. D’abord, la ressemblance ne fait rien à leur santé. Il y en a qui ne se ressemblent pas plus que vous et moi, et souvent il arrive que l’un est fort et l’autre faible ; ce qui fait que l’un vit et que l’autre meurt ; mais regardez les vôtres, ils sont chacun aussi beau et aussi bien corporé que s’il était fils unique. Ils ne se sont donc pas fait dommage l’un à l’autre dans le sein de leur mère ; ils sont venus à bien tous les deux sans trop la faire souffrir et sans souffrir eux-mêmes. Ils sont jolis à merveille et ne demandent qu’à vivre. Consolez-vous donc, mère Barbeau, ça vous sera un plaisir de les voir grandir ; et, s’ils continuent, il n’y aura guère que vous et ceux qui les verront tous les jours qui pourrez faire entre eux une différence ; car je n’ai jamais vu deux bessons si pareils. On dirait deux petits perdreaux sortant de l’œuf : c’est si gentil et si semblable, qu’il n’y a que la mère-perdrix qui les reconnaisse.

— À la bonne heure ! fit le père Barbeau en se grattant la tête ; mais j’ai ouï dire que les bessons prenaient tant d’amitié l’un pour l’autre, que quand ils se quittaient ils ne pouvaient plus vivre, et qu’un des deux, tout au moins, se laissait consumer par le chagrin, jusqu’à en mourir.

— C’est la vraie vérité, dit la mère Sagette ; mais écoutez ce qu’une femme d’expérience va vous dire. Ne le mettez pas en oubliance ; car, dans le temps où vos enfants seront en âge de vous quitter, je ne serai peut-être plus de ce monde pour vous conseiller. Faites attention, dès que vos bessons commenceront à se reconnaître, de ne pas les laisser toujours ensemble. Emmenez l’un au travail pendant que l’autre gardera la maison. Quand l’un ira pêcher, envoyez l’autre à la chasse ; quand l’un gardera les moutons, que l’autre aille voir les boeufs au pacage ; quand vous donnerez à l’un du vin à boire, donnez à l’autre un verre d’eau, et réciproquement. Ne les grondez point ou ne les corrigez point tous les deux en même temps ; ne les habillez pas de même ; quand l’un aura un chapeau, que l’autre ait une casquette, et que surtout leurs blouses ne soient pas du même bleu. Enfin, par tous les moyens que vous pourrez imaginer, empêchez-les de se confondre l’un avec l’autre et de s’accoutumer à ne pas se passer l’un de l’autre. Ce que je vous dis là, j’ai grand’peur que vous ne le mettiez dans l’oreille du chat ; mais si vous ne le faites pas, vous vous en repentirez grandement un jour. »