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VALENTINE.

rappelait les peintures flamandes de Van-Ostade et de Gérard Dow. Mais les objets qu’elle aimait le mieux dans ce modeste réduit, c’était un vieux rideau de perse à ramages fanés, et deux antiques fauteuils de point dont les bois avaient été jadis dorés. Par le plus grand hasard du monde, ces meubles avaient été retirés du château environ dix années auparavant, et Louise les reconnut pour les avoir vus dans son enfance. Elle versa des larmes et faillit les embrasser comme de vieux amis, en se rappelant combien de fois, dans ces heureux jours de calme et d’ignorance à jamais perdus, elle s’était blottie, petite fille blonde et rieuse, dans les larges bras de ces vieux fauteuils.

Ce soir-là elle s’était endormie en regardant machinalement les fleurs du rideau ; et cette vue avait retracé à sa mémoire tous les menus détails de sa vie passée. Après un long exil, cette vive sensation de ses anciennes douleurs, de ses anciennes joies, se réveillait avec force. Elle se croyait au lendemain des événements qu’elle avait expiés et pleurés dans un triste pèlerinage de quinze années. Elle s’imaginait revoir, derrière ce rideau que le vent agitait à travers le déjeté de la fenêtre, toute la scène brillante et magique de ses jeunes années, la tourelle de son vieux manoir, les chênes séculaires du grand parc, la chèvre blanche qu’elle avait aimée, le champ où elle avait cueilli des bluets. Quelquefois l’image de sa grand’mère, égoïste et débonnaire créature, se dressait devant elle avec des larmes dans les yeux comme au jour de son bannissement. Mais ce cœur, qui ne savait aimer qu’à demi, se refermait pour elle, et cette apparition consolante s’éloignait avec indifférence et légèreté.

La seule image pure et toujours délicieuse de ce tableau fantastique, c’était celle de Valentine, de ce bel enfant de quatre ans, aux longs cheveux dorés, aux joues vermeilles, que Louise avait connu. Elle la voyait encore courir au travers des blés plus hauts qu’elle, comme une perdrix dans un sillon ; se jeter dans ses bras avec ce rire expansif et caressant de l’enfance qui fait venir des larmes dans les yeux de la personne aimée ; passer ses mains rondelettes et blanches sur le cou de sa sœur, et l’entretenir de ces mille riens naïfs dont se compose la vie d’un enfant, dans ce langage primitif, rationnel et piquant qui nous charme et nous surprend toujours. Depuis ce temps-là, Louise avait été mère ; elle avait aimé l’enfance non plus comme un amusement, mais comme un sentiment. Cet amour d’autrefois pour sa petite sœur s’était réveillé plus intense et plus maternel avec celui qu’elle avait eu pour son fils. Elle se la représentait toujours telle qu’elle l’avait laissée ; et quand on lui disait qu’elle était maintenant une grande et belle personne plus robuste et plus élancée qu’elle, Louise ne pouvait parvenir à le croire plus d’un instant ; bientôt son imagination se reportait à la petite Valentine, et elle formait le souhait de la tenir sur ses genoux.

Cette riante et fraîche apparition se mêlait à tous ses rêves depuis que tous ses jours étaient occupés à chercher le moyen de la voir. Au moment où Valentine monta légèrement l’échelle et souleva la trappe qui servait d’entrée à sa chambre, Louise croyait voir, au milieu des roseaux qui bordent l’Indre, Valentine, sa Valentine de quatre ans, courant après les longues demoiselles bleues qui rasent l’eau du bout de leurs ailes. Tout à coup l’enfant tombait dans la rivière. Louise s’élançait pour la ressaisir ; mais madame de Raimbault, la fière comtesse, sa belle-mère, son inflexible ennemie, apparaissait, et, repoussant ses efforts, laissait périr l’enfant.

— Ma sœur ! cria Louise d’une voix étouffée en se débattant contre les chimères de son pénible sommeil.

— Ma sœur ! répondit une voix inconnue et douce comme celle des anges que nous entendons chanter dans nos songes.

Louise, en se redressant sur son chevet, perdit le mouchoir de soie qui retenait ses longs cheveux bruns. Dans ce désordre, pâle, effrayée, éclairée par un rayon de la lune qui perçait furtivement entre les fentes du rideau, elle se pencha vers la voix qui l’appelait. Deux bras l’enlacent ; une bouche fraîche et jeune couvre ses joues de saintes caresses ; Louise, interdite, se sent inondée de larmes et de baisers ; Valentine, près de défaillir, se laisse tomber, épuisée d’émotion, sur le lit de sa sœur. Quand Louise comprit que ce n’était plus un rêve, que Valentine était dans ses bras, qu’elle y était venue, que son cœur était rempli de tendresse et de joie comme le sien, elle ne put exprimer ce qu’elle sentait que par des étreintes et des sanglots. Enfin, quand elles purent se parler :

— C’est donc toi ? s’écria Louise, toi que j’ai si longtemps rêvée ?

— C’est donc vous ? s’écria Valentine, vous qui m’aimez encore !

— Pourquoi ce vous ? dit Louise ; ne sommes-nous pas sœurs ?

— Oh ! c’est que vous êtes ma mère aussi ! répondit Valentine. Allez, je n’ai rien oublié ! Vous êtes encore présente à ma mémoire comme si c’était hier ; je vous aurais reconnue entre mille. Oh ! oui, c’est vous, c’est bien vous ! Voilà vos grands cheveux bruns dont je crois voir encore les bandeaux sur votre front ; voilà vos petites mains blanches et menues, voilà votre teint pâle. C’est ainsi que je vous rêvais.

— Oh ! Valentine ! ma Valentine ! écarte donc ce rideau, que je te voie aussi. Ils m’avaient bien dit que tu étais belle ! mais tu l’es cent fois plus qu’ils n’ont pu l’exprimer. Tu es toujours blonde, toujours blanche ; voilà tes yeux bleus si doux, ton sourire si caressant ! C’est moi qui t’ai élevée, Valentine, tu t’en souviens ! C’est moi qui préservais ton teint du hâle et des gerçures ; c’est moi qui prenais soin de tes cheveux et qui les roulais chaque jour en spirales dorées ; c’est à moi que tu dois d’être restée si belle, Valentine ; car ta mère ne s’occupait guère de toi ; moi seule je veillais sur tous tes instants…

— Oh ! je le sais, je le sais ! Je me rappelle encore les chansons avec lesquelles vous m’endormiez ; je me souviens qu’à mon réveil je trouvais toujours votre visage penché vers le mien. Oh ! comme je vous ai pleurée, Louise ! Comme j’ai été longtemps sans savoir me passer de vous ! Comme je repoussais les soins des autres femmes ! Ma mère ne m’a jamais pardonné l’espèce de haine que je lui témoignais alors, parce que ma nourrice m’avait dit : « Ta pauvre sœur s’en va, c’est ta mère qui la chasse. » Oh ! Louise ! Louise ! vous m’êtes enfin rendue !

— Et nous ne nous séparerons plus, n’est-ce pas ? s’écria Louise ; nous trouverons le moyen de nous voir souvent, de nous écrire. Tu ne te laisseras pas effrayer par les menaces ; nous ne redeviendrons jamais étrangères l’une à l’autre ?

— Est-ce que nous l’avons jamais été ! répondit-elle ; est-ce que cela est au pouvoir de quelqu’un ! Tu me connais bien mal, Louise, si tu crois que l’on pourra te bannir de mon cœur quand on ne l’a pas pu même dès les jours de ma faible enfance. Mais, sois tranquille, nos maux sont finis. Dans un mois je serai mariée ; j’épouse un homme doux, sensible, raisonnable, à qui j’ai parlé de toi souvent, qui approuve ma tendresse, et qui me permettra de vivre auprès de toi. Alors, Louise, tu n’auras plus de chagrin, n’est-ce pas ? tu oublieras tes malheurs en les répandant dans mon sein. Tu élèveras mes enfants si j’ai le bonheur d’être mère ; nous croirons revivre en eux… Je sécherai toutes tes larmes, je consacrerai ma vie à réparer toutes les souffrances de la tienne.

— Sublime enfant, cœur d’ange ! dil Louise en pleurant de joie ; ce jour les efface toutes. Va, je ne me plaindrai pas du sort qui m’a donné un tel instant de joie ineffable ! N’as-tu pas adouci déjà pour moi les années d’exil ? Tiens, vois ! dit-elle en prenant sous son chevet un petit paquet soigneusement enveloppé d’un carré de velours, reconnais-tu ces quatre lettres ? C’est toi qui me les as écrites à diverses époques de notre séparation. J’étais en Italie quand j’ai reçu celle-ci ; tu n’avais pas dix ans.

— Oh ! je m’en souviens bien ! dit Valentine ; j’ai les vôtres aussi. Je les ai tant relues, tant baignées de mes larmes ! Celle-là, tenez, je vous l’ai écrite du couvent. Comme j’ai tremblé, comme j’ai tressailli de peur et de joie, quand une femme que je ne connaissais pas me remit la vôtre au parloir ! Elle me la glissa avec un signe