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VALENTINE.

où d’énormes capitaux rassemblés (selon toutes les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes, servent d’enjeu à une continuelle loterie entre l’avarice, l’immoralité et l’ineptie ; dans ce pays d’impudeur et de misère, de vice et de désolation ; dans cette civilisation pourrie jusqu’à sa racine, vous voulez que je sois citoyen ? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie à ses besoins pour être sa dupe ou sa victime ? pour que le denier que j’aurais jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire ? Il faudra que je m’essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal, afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les mouchards, les croupiers et les prostituées ? Non, sur ma vie ! je ne le ferai pas. Je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée des nations. Je vous l’ai dit, Louise, j’ai cinq cents livres de rente ; tout homme qui a cinq cents livres de rente doit en vivre, et vivre en paix.

— Eh bien, Bénédict, si vous voulez sacrifier toute noble ambition à ce besoin de repos qui vient de succéder si vite à votre ardente impatience, si vous voulez faire abnégation de tous vos talents et de toutes vos qualités pour vivre obscur et paisible au fond de cette vallée, assurez la première condition de cette heureuse existence, bannissez de votre esprit ce ridicule amour…

— Ridicule, avez-vous dit ? Non ! celui-là ne sera pas ridicule, j’en fais le serment. Ce sera un secret entre Dieu et moi. Comment donc le ciel, qui me l’inspira, pourrait-il s’en moquer ? Non, ce sera mon bouclier contre la douleur, ma ressource contre l’ennui. N’est-ce pas lui qui m’a suggéré depuis hier cette résolution de rester libre et de me faire heureux à peu de frais ? bienfaisante passion, qui dès son irruption se révèle par la lumière et le calme ! Vérité céleste, qui dessille les yeux et désabuse l’esprit de toutes les choses humaines ! Puissance sublime, qui accapare toutes les facultés et les inonde de jouissances ignorées ! Louise ! ne cherchez pas à m’ôter mon amour ; vous n’y réussiriez pas, et vous me deviendriez peut-être moins chère ; car, je l’avoue, rien ne saurait lutter avec avantage contre lui. Laissez-moi adorer Valentine en secret, et nourrir en moi ces illusions qui m’avaient hier transporté aux cieux. Que serait la réalité auprès d’elles ? Laissez-moi emplir ma vie de cette seule chimère, laissez-moi vivre au sein de cette vallée enchantée, avec mes souvenirs et les traces qu’elle y a laissées pour moi, avec ce parfum qui est resté après elle dans toutes les prairies où elle a posé le pied, avec ces harmonies que sa voix a éveillées dans toutes les brises, avec ces paroles si douces et si naïves qui lui sont échappées dans l’innocence de son cœur et que j’ai interprétées selon ma fantaisie ; avec ce baiser pur et délicieux qu’elle a posé sur mon front le premier jour que je l’ai vue. Ah ! Louise, ce baiser ! vous le rappelez-vous ? C’est vous qui l’avez voulu.

— Oh ! oui, dit Louise en se levant d’un air consterné, c’est moi qui ai fait tout le mal.

XVIII.

Valentine, en rentrant au château, avait trouvé sur sa cheminée une lettre de M. de Lansac. Selon l’usage du grand monde, elle était en correspondance avec lui depuis l’époque de ses fiançailles. Cette correspondance, qui semble devoir être une occasion de se connaître et de se lier plus intimement, est presque toujours froide et maniérée. On y parle d’amour dans le langage des salons ; on y montre son esprit, son style et son écriture, rien de plus.

Valentine écrivait si simplement qu’elle passait aux yeux de M. de Lansac et de sa famille pour une personne fort médiocre. M. de Lansac s’en réjouissait assez. À la veille de disposer d’une fortune considérable, il entrait bien dans ses plans de dominer entièrement sa femme. Aussi, quoiqu’il ne fût nullement épris d’elle, il s’appliquait à lui écrire des lettres qui, dans le goût du beau monde, devaient être de petits chefs-d’œuvre épislolaires. Il s’imaginait ainsi exprimer l’attachement le plus vif qui fût jamais entré dans le cœur d’un diplomate, et Valentine devait nécessairement prendre de son âme et de son esprit une haute idée. Jusqu’à ce moment, en effet, cette jeune personne, qui ne savait absolument rien de la vie et des passions, avait conçu pour la sensibilité de son fiancé une grande admiration, et lorsqu’elle comparait les expressions de son dévouement à ses propres réponses, elle s’accusait de rester, par sa froideur, bien au-dessous de lui.

Ce soir-là, fatiguée des joyeuses et vives émotions de sa journée, la vue de cette suscription, qui d’ordinaire lui était si agréable, éleva en elle comme un sentiment de tristesse et de remords. Elle hésita quelques instants à la lire, et, dès les premières lignes, elle tomba dans une si grande distraction qu’elle la lut des yeux jusqu’à la fin sans en avoir compris un mot, et sans avoir pensé à autre chose qu’à Louise, à Bénédict, au bord de l’eau et à l’oseraie de la prairie. Elle se fit un nouveau reproche de cette préoccupation, et relut courageusement la lettre du secrétaire d’ambassade. C’était celle qu’il avait faite avec le plus de soin ; malheureusement elle était plus obscure, plus vide et plus prétentieuse que toutes les autres. Valentine fut, malgré elle, pénétrée du froid mortel qui avait présidé à cette composition. Elle se consola de cette impression involontaire en l’attribuant à la fatigue qu’elle éprouvait. Elle se mit au lit, et, grâce au peu d’habitude qu’elle avait de prendre tant d’exercice, elle s’endormit profondément ; mais elle s’éveilla le lendemain toute rouge et toute troublée des songes qu’elle avait faits.

Elle prit sa lettre qu’elle avait laissée sur sa table de nuit, et la relut encore avec la ferveur que met une dévote à recommencer ses prières lorsqu’elle croit les avoir mal dites. Mais ce fut en vain ; au lieu de l’admiration qu’elle avait jusque-là éprouvée pour ces lettres, elle n’eut que de l’étonnement et quelque chose qui ressemblait à de l’ennui ; elle se leva effrayée d’elle-même et toute pâlie de la fatigue d’esprit qu’elle en ressentait.

Alors, comme en l’absence de sa mère elle faisait absolument tout ce qui lui plaisait, comme sa grand’mère ne songeait pas même à la questionner sur sa journée de la veille, elle partit pour la ferme, emportant dans un petit coffre de bois de cèdre toutes les lettres qu’elle avait reçues de M. de Lansac depuis un an, et se flattant qu’à la lecture de ces lettres l’admiration de Louise raviverait la sienne.

Il serait peut-être téméraire d’affirmer que ce fût là l’unique motif de cette nouvelle visite à la ferme ; mais si Valentine en eut un autre, ce fut certainement à l’insu d’elle-même. Quoi qu’il en soit, elle trouva Louise toute seule. Sur la demande d’Athénaïs, qui avait voulu s’éloigner pour quelques jours de son cousin, madame Lhéry était partie avec sa fille pour aller rendre visite dans les environs à une de ses parentes, Bénédict était à la chasse et le père Lhéry aux travaux des champs.

Valentine fut effrayée de l’altération des traits de sa sœur. Celle-ci donna pour excuse l’indisposition d’Athénaïs, qui l’avait forcée de veiller. Elle sentit d’ailleurs sa peine s’adoucir aux tendres caresses de Valentine, et bientôt elles se mirent à causer avec abandon de leurs projets pour l’avenir. Ceci conduisit Valentine à montrer les lettres de M. de Lansac.

Louise en parcourut quelques-unes, qu’elle trouva d’un froid mortel et d’un ridicule achevé. Elle jugea sur-le-champ le cœur de cet homme, et devina fort bien que ses intentions bienveillantes, relativement à elle, méritaient une médiocre confiance. La tristesse qui l’accablait redoubla par cette découverte, et l’avenir de sa sœur lui parut aussi triste que le sien ; mais elle n’osa en rien témoigner à Valentine. La veille, peut-être, elle se fût senti le courage de l’éclairer ; mais, après les aveux de Bénédict, Louise, qui peut-être soupçonnait Valentine de l’encourager un peu, n’osa pas l’éloigner d’un mariage qui devait du moins la soustraire aux dangers de cette situation. Elle ne se prononça pas, et la pria de lui laisser ces lettres, en promettant de lui en dire son avis après les avoir toutes lues avec attention.

Elles étaient toutes deux assez attristées de cet entre-