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VALENTINE.

d’une noce cette pauvre jeune fille qui a presque toujours quelque amour timide dans le cœur, et qui traverse l’insolente attention, les impertinents regards, pour arriver dans les bras de son mari, déflorée déjà par l’audacieuse imagination de tous les hommes. Il plaignait aussi ce pauvre jeune homme dont on affichait l’amour aux portes de la mairie, au banc de l’église, et que l’on forçait de livrer à toutes les impuretés de la ville et de la campagne la blanche robe de sa fiancée. Il trouvait qu’en lui ôtant le voile du mystère, on profanait l’amour. Il eût voulu entourer la femme de tant de respects qu’on n’eût jamais connu officiellement l’objet de son choix, et qu’on eût craint de l’offenser en le lui nommant.

« Comment, disait-il, voulez-vous avoir des femmes aux mœurs pures, lorsque vous faites publiquement violence à leur pudeur ? quand vous les amenez vierges en présence de la foule assemblée, et que vous leur dites, en prenant cette foule à témoin, « Vous appartenez à l’homme que voici, vous n’êtes plus vierge. » Et la foule bat des mains, rit, triomphe, raille la rougeur des époux, et, jusque dans le secret de leur lit nuptial, les poursuit de ses cris et de ses chants obscènes ! les peuples barbares du Nouveau-Monde avaient de plus pieux hyménées. Aux fêtes du Soleil on amenait dans le temple un homme vierge et une femme vierge. La foule prosternée, grave et recueillie, bénissait le dieu qui créa l’amour, et, dans toute la solennité de l’amour physique et de l’amour divin, le mystère de la génération s’accomplissait sur l’autel. Cette naïveté qui vous révolte était plus chaste que vos mariages. Vous avez tant souillé la pudeur, tant oublié l’amour, tant avili la femme, que vous êtes réduits à insulter la femme, la pudeur et l’amour. »

En voyant Bénédict s’asseoir auprès de sa femme, Pierre Blutty, qui n’ignorait point l’inclination d’Athénaïs pour son cousin, jeta sur eux un regard de travers. Ses amis échangèrent avec lui le même regard de mécontentement. Tous haïssaient Bénédict pour sa supériorité dont ils le croyaient vain. Les joyeux propos s’arrêtèrent un instant ; mais le chevalier de Trigaud, qui avait pour lui une grande estime, lui fit bon accueil, et lui tendit la bouteille d’une main mal assurée. Bénédict avait un ton calme et dégagé qui fit croire à Athénaïs que son parti était pris ; elle lui fit timidement quelques prévenances auxquelles il répondit respectueusement et sans humeur.

Peu à peu les paroles libres et grivoises reprirent leur cours, mais avec l’intention évidente, de la part de Blutty et de ses amis, de leur donner une tournure insultante pour Bénédict. Celui-ci s’en aperçut aussitôt, et s’arma de cette tranquillité dédaigneuse dont l’expression semblait être naturelle à sa physionomie.

Jusqu’à son arrivée, le nom de Valentine n’avait pas été prononcé ; ce fut l’arme dont Blutty se servit pour le blesser. Il donna le signal à ses compagnons, et on commença à mots couverts, un parallèle entre le bonheur de Pierre Blutty et celui de M. de Lansac, qui fit passer comme du feu dans les veines glacées de Bénédict. Mais il était venu là pour entendre ce qu’il entendait. Il fit bonne contenance, espérant que cette rage intérieure qui le dévorait allait faire place au dégoût. D’ailleurs, se fût-il livré à sa colère, il n’avait aucun droit de défendre le nom de Valentine de ces souillures.

Mais Pierre Blutty ne s’en tint pas là. Il était résolu à l’insulter grièvement, et même à lui faire une scène, afin de l’expulser à jamais de la ferme. Il hasarda quelques mots qui donnaient à entendre combien le bonheur de M. de Lansac était amer au cœur d’un des convives. Tous les regards l’interrogèrent avec surprise, et virent les siens désigner Bénédict. Alors les Moret et les Simonneau, ramassant la balle, fondirent, avec plus de rudesse que de force réelle, sur leur adversaire. Celui-ci demeura longtemps impassible ; il se contenta de jeter un coup d’oeil de reproche à la pauvre Athénaïs, qui seule avait pu trahir un pareil secret. La jeune femme, au désespoir, essaya de changer la conversation ; mais ce fut impossible, et elle resta plus morte que vive, espérant au moins que sa présence contiendrait son mari jusqu’à un certain point.

— Il y en a d’aucuns, disait Georges en affectant de parler plus rustiquement que de coutume, afin de contraster avec la manière de Bénédict, qui veulent lever le pied plus haut que la jambe et qui se cassent le nez par terre. Ça rappelle l’histoire de Jean Lory, qui n’aimait ni les brunes ni les blondes, et qui a fini, comme chacun sait, par être bien heureux d’épouser une rousse.

Toute la conversation fut sur ce ton et fort peu spirituelle, comme on voit. Blutty reprenant son ami Georges :

— Ce n’est pas comme ça, lui dit-il ; voilà l’histoire de Jean Lory. Il disait qu’il ne pouvait aimer que les blondes ; mais ni les bruues ni les blondes ne voulaient de lui : si bien que la rousse fut forcée d’en avoir pitié.

— Oh ! dit un autre, c’est que les femmes ont des yeux.

— En revanche, reprit un troisième, il y a des hommes qui ne voient pas plus loin que leur nez.

Manes habunt, dit le chevalier de Trigaud, qui, ne comprenant rien à la conversation, voulut au moins y faire briller son savoir.

Et il continua sa citation en écorchant impitoyablement le latin.

— Ah ! monsieur le chevalier, vous parlez à des sourds, dit le père Lhéry ; nous ne savons pas le grec.

— M. Benoît qui n’a appris que ça, dit Blutty, pourrait nous le traduire.

— Cela signifie, répondit Bénédict d’un air calme, qu’il y a des hommes semblables à des brutes, qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Cela se rapporte fort bien, comme vous voyez, à ce que vous disiez tout à l’heure.

— Oh ! pour les oreilles, pardieu ! dit un gros petit cousin du marié qui n’avait pas encore parlé, nous n’en avons rien dit, et pour cause ; on sait les égards qu’on se doit entre amis.

— Et puis, dit Blutty, il n’y a de pires sourds, comme dit le proverbe, que ceux qui ne veulent pas entendre.

— Il n’y a de pire sourd, interrompit Bénédict d’une voix forte, que l’homme à qui le mépris bouche les oreilles.

— Le mépris ! s’écria Blutty en se levant rouge de colère et les yeux étincelants ; le mépris !

— J’ai dit le mépris, répondit Bénédict sans changer d’attitude et sans daigner lever les yeux sur lui.

Il n’eut pas plus tôt répété ce mot, que Blutty, brandissant son verre plein de vin, le lui lança à la tête ; mais sa main, tremblante de fureur, fut un mauvais auxiliaire. Le vin couvrit de taches indélébiles la belle robe de la mariée, et le verre l’eût infailliblement blessée, si Bénédict, avec autant de sang-froid que d’adresse, ne l’eût reçu dans sa main sans se faire aucun mal.

Athénaïs, épouvantée, se leva et se jeta dans les bras de sa mère. Bénédict se contenta de regarder Blutty, et de lui dire avec beaucoup de tranquillité :

— Sans moi, c’en était fait de la beauté de votre femme.

Puis, plaçant le verre au milieu de la table, il l’écrasa avec un broc de grès qui se trouvait sous sa main. Il lui porta plusieurs coups pour le réduire en autant de morceaux qu’il put ; puis, les éparpillant sur la table :

— Messieurs, leur dit-il, cousins, parents et amis de Pierre Blutty, qui venez de m’insulter, et vous, Pierre Blutty, que je méprise de tout mon cœur, à chacun de vous j’envoie une parcelle de ce verre. C’est autant de sommations que je vous fais de me rendre raison ; c’est autant de portions de mon affront que je vous ordonne de réparer.

— Nous ne nous battons ni au sabre, ni à l’épée, ni au pistolet, s’écria Blutty d’une voix tonnante ; nous ne sommes pas des freluquets, des habits noirs comme toi. Nous n’avons pas pris des leçons de courage, nous en avons dans le cœur et au bout des poings. Pose ton habit, Monsieur, la querelle sera bientôt vidée.

Et Blutty, grinçant des dents, commença à se débarrasser de son habit chargé de fleurs et de rubans, et à retrousser ses manches jusqu’au coude. Athénaïs, qui était tombée en défaillance dans les bras de sa mère s’é-