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VALENTINE.

quelques instants, puis elle le pria de chanter ; mais sa voix opéra sur ses nerfs une action plus violente encore, et elle sortit, le laissant seul au piano. Bénédict en eut du dépit, et il continua de chanter. Cependant Valentine s’était assise sous les arbres de la terrasse, à quelques pas de la fenêtre entr’ouverte. La voix de Bénédict lui arrivait ainsi plus suave et plus caressante parmi les feuilles émues, sur la brise odorante du soir. Tout était parfum et mélodie autour d’elle. Elle cacha sa tête dans ses mains, et, livrée à une des plus fortes séductions que la femme ait jamais bravées, elle laissa couler ses larmes. Bénédict cessa de chanter, et elle s’en aperçut à peine, tant elle était sous le charme. Il s’approcha de la fenêtre et la vit. Le salon n’était qu’au rez-de-chaussée ; il sauta sur l’herbe et s’assit à ses pieds. Comme elle ne lui parlait pas, il craignit qu’elle ne fût malade et osa écarter doucement ses mains. Alors il vit ses larmes, et laissa échapper un cri de surprise et de triomphe. Valentine, accablée de honte, voulut cacher son front dans le sein de son amant. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Valentine voulut se défendre ; Bénédict n’eut pas la force d’obéir. Avant que Louise fût auprès d’eux, ils avaient échangé vingt serments d’amour, vingt baisers dévorants. Louise, où étiez-vous donc ?

XXVIII.

Dès ce moment, le péril devint imminent. Bénédict se sentit si heureux qu’il en devint fier, et se mit à mépriser le danger. Il prit sa destinée en dérision, et se dit qu’avec l’amour de Valentine il devait vaincre tous les obstacles. L’orgueil du triomphe le rendit audacieux ; il imposa silence à tous les scrupules de Louise. D’ailleurs il était affranchi de l’espèce de dépendance à laquelle les soins et le dévouement de celle-ci l’avaient soumis. Depuis qu’il était guéri complètement, Louise habitait la ferme, et le soir ils se rendaient auprès de Valentine, chacun de son côté. Il arriva plusieurs fois que Louise y vint bien après lui ; il arriva même que Louise ne put pas y venir, et que Bénédict passa de longues soirées seul avec Valentine. Le lendemain, lorsque Louise interrogeait sa sœur, il lui était facile de comprendre, à son trouble, la nature de l’entretien qu’elle avait eu avec son amant, car le secret de Valentine ne pouvait plus en être un pour Louise ; elle était trop intéressée à le pénétrer pour n’y avoir pas réussi depuis longtemps. Rien ne manquait plus à son malheur, et ce qui le complétait, c’est qu’elle se sentait incapable d’y apporter un prompt remède. Louise sentait que sa faiblesse perdait Valentine. N’eût-elle eu d’autre motif que son intérêt pour elle, elle n’eût pas hésité à l’éclairer sur les dangers de sa situation ; mais rongée de jalousie comme elle l’était, et conservant toute sa fierté d’âme, elle aimait mieux exposer le bonheur de Valentine que de s’abandonner à un sentiment dont elle rougissait. Il y avait de l’égoïsme dans ce désintéressement-là.

Elle se détermina à retourner à Paris pour mettre fin au supplice qu’elle endurait, sans avoir rien décidé pour sauver sa sœur. Elle résolut seulement de l’informer de son prochain départ, et un soir, au moment où Bénédict se retira, au lieu de sortir du parc avec lui, elle dit à Valentine qu’elle voulait lui parler un instant. Ces paroles donnèrent de l’ombrage à Bénédict ; il était toujours préoccupé de l’idée que Louise, tourmentée par ses remords, voulait lui nuire auprès de Valentine. Cette idée achevait de l’aigrir contre cette femme si généreuse et si dévouée, et lui faisait porter le poids de la reconnaissance avec humeur et parcimonie.

— Ma sœur, dit Louise à Valentine, le moment est arrivé où il faut que je te quitte. Je ne puis rester plus longtemps éloignée de mon fils. Tu n’as plus besoin de moi, je pars demain.

— Demain ! s’écria Valentine effrayée ; tu me quittes, tu me laisses seule, Louise ! Et que vais-je devenir ?

— N’es-tu pas guérie ? n’es-tu pas heureuse et libre, Valentine ? À quoi peut te servir désormais la pauvre Louise ?

— Ma sœur, ô ma sœur ! dit Valentine en l’enlaçant de ses bras ; vous ne me quitterez point ! Vous ne savez pas mes chagrins et les périls qui m’entourent. Si vous me quittez, je suis perdue.

Louise garda un triste silence ; elle se sentait une mortelle répugnance à écouter les aveux de Valentine, et pourtant elle n’osait les repousser. Valentine, le front couvert de honte, ne pouvait se résoudre à parler. Le silence froid et cruel de sa sœur la glaçait de crainte. Enfin, elle vainquit sa propre résistance, et lui dit d’une voix émue :

— Eh bien, Louise, ne voudras-tu pas rester auprès de moi, si je te dis que sans toi je suis perdue ? Ce mot, deux fois répété, offrit à Louise un sens qui l’irrita malgré elle.

— Perdue ! reprit-elle avec amertume, vous êtes perdue, Valentine ?

— Oh ! ma sœur ! dit Valentine blessée de l’empressement avec lequel Louise accueillait cette idée. Dieu m’a protégée jusqu’ici ; il m’est témoin que je ne me suis livrée volontairement à aucun sentiment, à aucune démarche contraire à mes devoirs.

Ce noble orgueil d’elle-même, auquel Valentine avait encore droit, acheva d’aigrir celle qui se livrait trop aveuglément peut-être à sa passion. Toujours facile à blesser, parce que sa vie passée était souillée d’une tache ineffaçable, elle éprouva comme un sentiment de haine pour la supériorité de Valentine. Un instant, l’amitié, la compassion, la générosité, tous les nobles sentiments s’éteignirent dans son cœur ; elle ne trouva pas de meilleure vengeance à exercer que d’humilier Valentine.

— Mais de quoi donc est-il question ? lui dit-elle avec dureté. Quels dangers courez-vous ? Je ne comprends pas de quoi vous me parlez.

Il y avait dans sa voix une sécheresse qui fit mal à Valentine ; jamais elle ne l’avait vue ainsi. Elle s’arrêta quelques instants pour la regarder avec surprise. À la lueur d’une pâle bougie qui brûlait sur le piano au fond de l’appartement, elle crut voir dans les traits de sa sœur une expression qu’elle ne leur connaissait pas. Ses sourcils étaient contractés, ses lèvres pâles et serrées ; son œil, terne et sévère, était impitoyablement attaché sur Valentine. Celle-ci, troublée, recula involontairement sa chaise, et, toute tremblante, chercha à s’expliquer la froideur dédaigneuse dont pour la première fois de sa vie elle se voyait l’objet. Mais elle eût tout imaginé plutôt que de deviner la vérité. Humble et pieuse, elle eut en ce moment tout l’héroïsme que l’esprit religieux donne aux femmes, et, se jetant aux pieds de sa sœur, elle cacha son visage baigné de larmes sur ses genoux.

— Vous avez raison de m’humilier ainsi, lui dit-elle ; je l’ai bien mérité, et quinze ans de vertu vous donnent le droit de réprimander ma jeunesse imprudente et vaine. Grondez-moi, méprisez-moi ; mais ayez compassion de mon repentir et de mes terreurs. Protégez-moi, Louise, sauvez-moi ; vous le pouvez, car vous savez tout !

— Laisse ! s’écria Louise, bouleversée par cette conduite et ramenée tout à coup aux nobles sentiments qui faisaient le fond de son caractère, relève-toi, Valentine, ma sœur, mon enfant, ne reste pas ainsi à mes genoux. C’est moi qui devrais être aux tiens ; c’est moi qui suis méprisable et qui devrais te demander, ange du ciel, de me réconcilier avec Dieu ! Hélas ! Valentine, je ne sais que trop tes chagrins ; mais pourquoi me les confier, à moi, misérable, qui ne puis t’offrir aucune protection et qui n’ai pas le droit de te conseiller ?

— Tu peux me conseiller et me protéger, Louise, répondit Valentine en l’embrassant avec effusion. N’as-tu pas pour toi, l’expérience qui donne la raison et la force ? Il faut que cet homme s’éloigne d’ici ou il faut que je parte moi-même. Nous ne devons pas nous voir davantage ; car chaque jour le mal augmente, et le retour à Dieu devient plus difficile. Oh ! tout à l’heure je me vantais ! je sens que mon cœur est bien coupable.

Les larmes amères que répandait Valentine brisèrent le cœur de Louise.

— Hélas ! dit-elle, pâle et consternée, le mal est donc