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VALENTINE.

car j’ai peur que la terre ne s’ouvre pour nous engloutir.

Bénédict, effrayé, ouvrit la lettre ; elle était de Franck, le valet de chambre de M. de Lansac. M. de Lansac venait d’être tué en duel.

Le sentiment d’une joie cruelle et violente envahit toutes les facultés de Bénédict. Il se mit à marcher avec agitation dans la chambre pour dérober à Valentine une émotion qu’elle condamnait, mais dont elle-même ne pouvait se défendre. Ses efforts furent vains. Il s’élança vers elle, et, tombant à ses pieds, il la pressa contre sa poitrine dans un transport d’ivresse sauvage.

— À quoi bon feindre un recueillement hypocrite ? s’écria-t-il. Est-ce toi, est-ce Dieu que je pourrais tromper ? N’est-ce pas Dieu qui règle nos destinées ? N’est-ce pas lui qui te délivre de la chaîne honteuse de ce mariage ? N’est-ce pas lui qui purge la terre de cet homme faux et stupide ?…

— Taisez-vous ! dit Valentine en lui mettant ses mains sur la bouche. Voulez-vous donc attirer sur nous la vengeance du ciel ? N’avons-nous pas assez offensé la vie de cet homme ? faut-il l’insulter jusqu’après sa mort ! Oh ! taisez-vous, cela est un sacrilège. Dieu n’a peut-être permis cet événement que pour nous punir et nous rendre plus misérables encore.

— Craintive et folle Valentine ! que peut-il donc nous arriver maintenant ? N’es-tu pas libre ? L’avenir n’est-il pas à nous ? Eh bien ! n’insultons pas les morts, j’y consens. Bénissons, au contraire, la mémoire de cet homme qui s’est chargé d’aplanir entre nous les distances de rang et de fortune. Béni soit-il pour t’avoir faite pauvre et délaissée comme te voilà ! car sans lui je n’aurais pu prétendre à toi. Ta richesse, ta considération, eussent été des obstacles que ma fierté n’eût pas voulu franchir… À présent tu m’appartiens, tu ne peux pas, tu ne dois pas m’échapper, Valentine ; je suis ton époux, j’ai des droits sur toi. Ta conscience, ta religion, t’ordonnent de me prendre pour appui et pour vengeur. Oh ! maintenant, qu’on vienne t’insulter dans mes bras, si on l’ose ! Moi, je comprendrai mes devoirs ; moi, je saurai la valeur du dépôt qui m’est confié ; moi, je ne te quitterai pas ; je veillerai sur toi avec amour ! Que nous serons heureux ! Vois donc comme Dieu est bon ! comme, après les rudes épreuves, il nous envoie les biens dont nous étions avides ! Te souviens-tu qu’un jour tu regrettais ici de n’être pas fermière, de ne pouvoir te soustraire à l’esclavage d’une vie opulente pour vivre en simple villageoise sous un toit de chaume ? Eh bien, voilà ton vœu exaucé. Tu seras suzeraine dans la chaumière du ravin ; tu courras parmi les taillis avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-même, tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein d’un paysan. Chère Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses ! Que tu seras adorée et obéie dans ta nouvelle demeure ! Tu n’auras qu’un serviteur et qu’un esclave, ce sera moi ; mais j’aurai plus de zèle à moi seul que toute une livrée. Tous les ouvrages pénibles me concerneront ; toi, tu n’auras d’autre soin que d’embellir ma vie et de dormir parmi les fleurs à mon côté.

Et d’ailleurs nous serons riches. J’ai doublé déjà la valeur de mes terres ; j’ai mille francs de rente ! et toi, quand tu auras vendu ce qui te reste, tu en auras à peu près autant. Nous arrondirons notre propriété. Oh ! ce sera une terre magnifique ! Nous aurons ta bonne Catherine pour factotum. Nous aurons une vache et son veau, que sais-je ?… Allons, réjouis-toi donc, fais donc des projets avec moi !…

— Hélas ! je suis accablée de tristesse, dit Valentine, et je n’ai pas la force de repousser vos rêves. Ah ! parle-moi ! parle-moi encore de ce bonheur ; dis-moi qu’il ne peut nous fuir : je voudrais y croire.

— Et pourquoi donc t’y refuser ?

— Je ne sais, dit-elle en mettant sa main sur sa poitrine, je sens là un poids qui métouffe. Le remords ! Oh ! oui, c’est le remords ! je n’ai pas mérité d’être heureuse, moi, je ne dois pas l’être. J’ai été coupable ; j’ai trahi mes serments ; j’ai oublié Dieu ; Dieu me doit des châtiments, et non des récompenses.

— Chasse ces noires idées. Pauvre Valentine ! te laisseras-tu donc ainsi ronger et flétrir par le chagrin ? En quoi donc as-tu été si criminelle ? N’as-tu pas résisté assez longtemps ? N’est-ce pas moi qui suis le coupable ? N’as-tu pas expié ta faute par la douleur ?

— Oh ! oui, mes larmes auraient dû m’en laver ! Mais, hélas ! chaque jour m’enfonçait plus avant dans l’abîme ; et qui sait si je n’y aurais pas croupi toute ma vie ? Quel mérite aurai-je à présent ? Comment réparerai-je le passé ? Toi-même, pourras-tu m’aimer toujours ? Auras-tu confiance en celle qui a trahi ses premiers serments ?

— Mais, Valentine, pense donc à tout ce qui devrait te servir d’excuse. Songe donc à ta position malheureuse et fausse. Rappelle-toi ce mari qui t’a poussée à ta perte avec préméditation, à cette mère qui a refusé de t’ouvrir ses bras dans le danger, à cette vieille femme qui n’a trouvé rien de mieux à te dire à son lit de mort que ces religieuses paroles : Ma fille, prends un amant de ton rang.

— Ah ! il est vrai, dit Valentine faisant un amer retour sur le passé, ils traitaient tous la vertu avec une incroyable légèreté. Moi seule, qu’ils accusaient, je concevais la grandeur de mes devoirs, et je voulais faire du mariage une obligation réciproque et sacrée. Mais ils riaient de ma simplicité ; l’un me parlait d’argent, l’autre de dignité, un troisième de convenances. L’ambition ou le plaisir, c’était là toute la morale de leurs actions, tout le sens de leurs préceptes ; ils m’invitaient à faillir et m’exhortaient à savoir seulement professer les dehors de la vertu. Si, au lieu d’être le fils d’un paysan, tu eusses été duc et pair, mon pauvre Bénédict, ils m’auraient portée en triomphe !

— Sois-en sûre, et ne prends donc plus les menaces de leur sottise et leur méchanceté pour les reproches de ta conscience.

Lorsque onze heures sonnèrent au coucou de la ferme, Bénédict s’apprêta à quitter Valentine. Il avait réussi à la calmer, à l’enivrer d’espoir, à la faire sourire ; mais au moment où il la pressa contre son cœur pour lui dire adieu, elle fut saisie d’une étrange terreur.

— Et si j’allais te perdre ! lui dit-elle en pâlissant. Nous avons prévu tout, hormis cela ! Avant que tout ce bonheur se réalise, tu peux mourir, Bénédict !

— Mourir ! lui dit-il en la couvrant de baisers, est-ce qu’on meurt quand on s’aime ainsi ?

Elle lui ouvrit doucement la porte du verger, et l’embrassa encore sur le seuil.

— Te souviens-tu, lui dit-il tout bas, que tu m’as donné ici ton premier baiser sur le front ?…

— À demain ! lui répondit-elle.

Elle avait à peine regagné sa chambre qu’un cri profond et terrible retentit dans le verger ; ce fut le seul bruit ; mais il fut horrible, et toute la maison l’entendit. En approchant de la ferme, Pierre Blutty avait vu de la lumière dans la chambre de sa femme, qu’il ne savait pas être occupée par Valentine. Il avait vu passer distinctement deux ombres sur le rideau, celle d’un homme et celle d’une femme ; plus de doutes pour lui. En vain Simonneau avait voulu le calmer ; désespérant d’y parvenir et craignant d’être inculpé dans une affaire criminelle, il avait pris le parti de s’éloigner. Blutty avait vu la porte s’entr’ouvrir, un rayon de lumière qui s’en échappait lui avait fait reconnaître Bénédict ; une femme venait derrière lui, il ne put voir son visage parce que Bénédict le lui cacha en l’embrassant ; mais ce ne pouvait être qu’Athénaïs. Le malheureux jaloux dressa alors sa fourche de fer au moment où Bénédict, voulant franchir la clôture du verger, monta sur le mur en pierres sèches à l’endroit qui portait encore les traces de son passage de la veille ; il s’élança pour sauter et se jeta sur l’arme aiguë ; les deux pointes s’enfoncèrent bien avant dans sa poitrine, et il tomba baigné dans son sang.

À cette même place, deux ans auparavant, il avait soutenu Valentine dans ses bras la première fois qu’elle était venue furtivement à la ferme pour voir sa sœur.

Une rumeur affreuse s’éleva dans la maison à la vue de ce crime ; Blutty s’enfuit et s’alla remettre à la discrétion du procureur du roi. Il lui raconta franchement l’affaire :