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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

— Voilà bien des questions, messer Valerio, répondit Bozza d’une voix éteinte, mais d’un ton acerbe. En êtes-vous donc venu à ce point, que, pour une heure de retard, vos compagnons soient forcés de subir un interrogatoire et de rendre compte de leur conduite ?

— Oh ! oh ! s’écria Valerio étonné, tu es de bien mauvaise humeur, mon pauvre ami. Il faut espérer que tout à l’heure, quand l’accès sera passé, tu rendras meilleure justice à mes intentions. »

Il se remit aussitôt à son travail en sifflant et le Bozza commença le sien avec une lenteur et une affectation de nonchalance et de maladresse dont Valerio ne voulut point lui donner la satisfaction de s’apercevoir.

Au bout de deux heures environ, le Bozza, voyant qu’il ne réussissait pas à irriter Valerio, changea de méthode, et se mit tout d’un coup à travailler avec rapidité sans faire attention aux matériaux qu’il employait, et mêlant les couleurs de la manière la plus disparate et la plus bizarre.

Valerio lui jeta un regard de côté et l’examina pendant quelques instants. Il s’étonna de cette obstination ; mais, comme c’était la première fois qu’une pareille chose arrivait, il résista au désir qu’il éprouvait de s’emporter et se promit de refaire l’ouvrage de son apprenti, en se disant à lui-même : « Après tout, ce n’est qu’une journée perdue pour lui et pour moi. »

Mais malgré cette généreuse résolution, et malgré les efforts que le bon Valerio faisait sur lui-même pour ne pas jeter les yeux sur l’exécrable besogne à laquelle le Bozza travaillait avec âpreté, le seul bruit de son tampon sec et saccadé avait quelque chose de fébrile et d’irritant auquel le jeune maître sentit qu’il était temps de se soustraire, s’il ne voulait céder aux provocations de son apprenti. Valerio se sentait la conscience tranquille ; l’état du Bozza lui semblait maladif, et lui causait encore plus de compassion que de colère. Brave comme le lion, mais comme lui généreux et patient, il quitta son échafaud, endossa son pourpoint de soie noire, et alla respirer l’air un instant dans la cour de la basilique, attenante au palais ducal, un des plus beaux morceaux d’architecture qu’il y ait dans le monde.

Après avoir fait quelques tours sous les galeries, il se crut assez calme pour retourner à l’atelier, et, comme il redescendait l’escalier des Géants, il se trouva tout à coup face à face avec le Bozza. Le même sentiment d’angoisse qui avait dévoré Valerio, tandis qu’il renfermait sa colère, avait rongé le sein de Bartolomeo, tandis qu’il s’efforçait en vain d’allumer celle de son rival. Quand Valerio s’était soustrait à cette muette torture, la sienne était devenue si vive, qu’il n’avait pu y résister. Les minutes lui semblaient des siècles, et tout d’un coup, emporté par un instinct de haine irrésistible, il s’élança sur ses traces et le rejoignit à l’endroit où, deux cents ans auparavant, la tête de Marino Faliero avait roulé sous la hache. Toute la colère de Valerio se ralluma, et les deux jeunes artistes, immobiles et le regard étincelant, restèrent quelques instants incertains, chacun attendant avec impatience la provocation de son adversaire ; semblables à deux dogues furieux qui rugissent sourdement, l’œil sanglant et l’échine hérissée, avant de se précipiter l’un sur l’autre.

VII.

Quelque grossiers que fussent les artifices de Vincent Bianchini, l’esprit d’observation dont l’avait doué la nature et la parfaite connaissance qu’il avait des faiblesses et des travers d’autrui, le servaient mieux que la supériorité des autres. Il avait un profond et irrévocable mépris pour l’espèce humaine. Niant la conscience, il détestait tous ses semblables ; il ne reculait devant aucun moyen de corruption, et ne faisait jamais entrer en ligne de compte la possibilité des bons mouvements. Ses noires prévisions se trouvaient presque toujours justifiées ; mais il est vrai de dire que, comme le vent d’orage ne brise que les arbres où la sève commence à tarir et dont la tige a perdu sa vigueur élastique, les méchantes inspirations de Bianchini ne triomphaient que des cœurs où le sentiment de l’amour, sève de la vie, coulait avec parcimonie et se trouvait étouffé à chaque effort par la violence des passions contraires. Un instinct de lâcheté l’empêchait de s’attaquer directement aux âmes fortes et généreuses. Il ne connaissait donc que le mauvais côté de la vie, et cette triste science le rendait téméraire dans l’exercice de la duplicité.

S’il avait osé improviser un mensonge aussi grossier devant le Bozza, c’est qu’il prévoyait que celui-ci, étant d’une nature méfiante et concentrée, n’en chercherait jamais l’éclaircissement. Le Bozza, sans aimer précisément l’imposture, haïssait la franchise. Sa grande plaie était un amour-propre immense, éternellement froissé, éternellement souffrant. Bianchini savait aussi que tout l’effort de sa volonté consistait à cacher cette blessure, et que la crainte de la trahir par ses paroles le rendait taciturne, incapable de toute expansion, ennemi de toute explication qui l’eût forcé de mettre à nu le fond de son âme. Si quelquefois Bartolomeo s’expliquait à demi avec Francesco, c’est que, voyant la mélancolie de celui-ci, et le croyant atteint du même mal, il le craignait moins que les autres ; mais il se trompait : la maladie de Francesco, avec les mêmes symptômes, avait un tout autre caractère que la sienne. Quant à Valerio, le Bozza, ne le comprenant nullement, prenait le parti de le nier. Il était persuadé que toute cette naïve insouciance était une affectation perpétuelle pour avoir des amis, des partisans, et faire son chemin par la faveur des grands ; c’est à cause de cette erreur que la ruse de Bianchini avait réussi.

Quand le Bozza se vit en présence de Valerio, quoiqu’il ne fût pas lâche le moins du monde, son courage s’évanouit. L’envie qu’il avait de lui reprocher sa prétendue conduite de la veille céda devant la crainte de montrer combien son orgueil avait saigné de cette offense puérile. Il sentit bien que la dignité véritable exigeait qu’il la méprisât, ou qu’il eût l’air de la mépriser, et tout à coup, refoulant sa colère dans le fond de ses entrailles, il reprit son air froid et dédaigneux.

Valerio, étonné du changement subit de son attitude et de sa physionomie rompit le silence le premier, en lui demandant ce qu’il avait à lui dire.

« J’ai à vous dire, Messer, répondit Bozza, qu’il vous faut chercher un autre apprenti ; je quitte votre école.

— Parce que… ? s’écria Valerio avec l’impatience de la franchise.

— Parce que je sens le besoin de la quitter, répondit Bozza ; ne m’en demandez pas davantage.

— Et en me l’annonçant aussi brusquement, reprit Valerio, avez-vous l’intention de me blesser ?

— Nullement, Messer, répondit Bozza d’un ton glacial.

— En ce cas, dit Valerio, faisant un grand effort pour vaincre sa colère, vous devez à l’amitié que je vous ai toujours témoignée, de me confier les raisons de votre abandon.

— Il n’est pas question d’amitié ici, Messer, reprit le Bozza avec un sourire amer ; c’est un mot qu’il ne faut pas prodiguer, et un sentiment qui ne peut guère exister entre vous et moi.

— Il se peut que vous ne l’ayez jamais connu pour personne, dit Valerio blessé ; mais chez moi ce sentiment était sincère, et je vous en ai donné trop de preuves pour que vous ayez bonne grâce à le nier.

— Vous m’en avez donné en effet, dit le Bozza avec ironie, des preuves qu’il me serait difficile d’oublier. »

Valerio, étonné, le regarda fixement. Il ne pouvait croire à tant d’amertume ; il ne voulait pas se décider à comprendre le langage de la haine.

« Bartolomeo, lui dit-il en lui saisissant le bras et en l’entraînant sous les galeries, tu as quelque chose sur le cœur. Il faut que je t’aie offensé involontairement ; quoi que ce soit, je te jure sur l’honneur que mon intention n’y a été pour rien. Pour que je puisse te le prouver, dis-moi ce que c’est.

Il y avait tant de franchise dans l’accent du jeune