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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

noire agitée par le vent d’orage. Puis il le perdit de vue, et, s’applaudissant d’avoir entamé la cuirasse du premier coup, il resta longtemps immobile sur la rive écumante, absorbé dans ses pensées de haine et dans ses desseins pervers.

VI.

Le soleil commençait à peine à dorer le faîte des blanches coupoles de Saint Marc, et les gondoliers du grand canal dormaient encore étendus sur la rive, autour de la colonne Léonine, lorsque la basilique se remplit d’ouvriers. Arrivés les premiers, les apprentis dressèrent les échelles, trièrent les émaux, broyèrent le ciment, le tout en chantant, en sifflant et en causant à haute voix, malgré la douleur et l’indignation du bon père Alberto, qui s’efforçait en vain de rappeler à ces jeunes étourdis la majesté du saint lieu et la présence du Seigneur.

Si les exhortations du prêtre mosaïste ne produisaient pas beaucoup d’effet sous la grande coupole où travaillait l’école des Zuccati, du moins il pouvait y satisfaire son zèle et soulager sa conscience par des réprimandes longues et sévères. Jamais il n’était interrompu par un propos grossier ou par un rire insultant ; car si ces élèves avaient la gaieté, l’ardeur et la vivacité de leur maître Valerio, ils avaient aussi sa douceur, sa bonté et son pieux respect pour la vieillesse et la vertu. Mais les choses se passaient tout autrement dans la chapelle de Saint-Isidore, où la famille Bianchini, environnée d’apprentis farouches et indisciplinés, ne pouvait maintenir l’ordre qu’avec des rugissements furieux et des menaces épouvantables. Quand une chanson obscène venait frapper l’oreille d’Alberto, il était réduit à se signer, et sa douleur s’exhalait en exclamations étouffées ou en profonds soupirs. Mais lorsque, au-dessus de tous les propos grossiers et de toutes les invectives brutales que se renvoyaient les compagnons, la voix terrible de Dominique le Rouge venait à tonner sous les cintres sonores de la basilique, le pauvre prêtre était forcé de se boucher l’oreille d’une main, et de se tenir de l’autre aux barreaux de son échelle pour ne pas tomber.

Ce jour-là les maîtres mosaïstes arrivèrent de bonne heure et se mirent à la besogne presque aussitôt que leurs apprentis. La Saint Marc approchait ; on devait faire en ce jour solennel l’inauguration de la basilique, restaurée en entier et décorée des nouveaux tableaux des plus grands maîtres de l’époque. On allait enfin, après dix, quinze et vingt ans de travail assidu, être jugé publiquement, sans égard, disait-on, aux protections des uns ni à la haine des autres. Ce devait être un grand jour pour tous les travailleurs, depuis le premier des peintres illustres jusqu’au dernier des barbouilleurs, depuis l’architecte aux calculs sublimes jusqu’au manœuvre docile qui fend la pierre et pétrit le mortier. L’émulation, la jalousie, la joyeuse attente ou la crainte sinistre, toutes les bonnes et les mauvaises passions que, sur tous les échelons de l’art et du métier, la soif de la gloire et la cupidité inspirent aux hommes, s’agitaient donc sans relâche sous ces dômes retentissants de mille bruits. Ici l’injure, là le chant joyeux, plus loin le quolibet ; en haut le marteau, en bas la truelle ; tantôt le bruit sourd et continu du tampon sur la mosaïque, et tantôt le clapotement clair et cristallin de la verroterie ruisselant des paniers sur le pavé en flots de rubis et d’émeraudes ; puis le grincement affreux du grattoir sur la corniche ; puis enfin le cri aigre et déchirant de la scie dans le marbre, sans parler du nasillement des messes basses qui se disaient, en dépit du vacarme, au fond des chapelles, du tintement impassible de l’horloge, de la pesante vibration des cloches, et du cri de mille animaux domestiques, imité avec une rare perfection par les petits apprentis, afin de forcer le père Alberto, toujours dupe de cette ruse, à tourner la tête brusquement et à se laisser distraire de son travail, qu’il ne reprenait jamais qu’après un signe de croix, en expiation de ce qu’il lui plaisait d’appeler sa légèreté d’esprit.

Si les écoliers des Zuccati avaient plus de douceur et d’innocence dans leurs ébats que ceux des Bianchini, ils n’étaient guère moins bruyants. Francesco leur imposait rarement silence. Absorbé par son travail, le patient et mélancolique artiste était complètement sourd à toutes les rumeurs de son orageux atelier ; et d’ailleurs, pourvu que la besogne allât son train, il ne s’opposait point à une gaieté qui plaisait à Valerio et stimulait son ardeur. Celui-ci était vraiment le dieu de ses apprentis. S’il les excitait sans relâche et s’il s’emportait souvent contre eux en critiques facétieuses, au fond il les aimait comme ses enfants et charmait leurs fatigues par son enjouement continuel. Tous les jours il avait de nouvelles histoires grotesques à leur raconter ; tous les jours il leur chantait une chanson plus folle que celle de la veille. S’il voyait un étourdi faire une faute et la nier par amour-propre, ou s’y obstiner par ignorance, il égayait à ses dépens toute l’école et lui barbouillait le visage de son pinceau. Mais si un bon élève s’affligeait sincèrement ou rougissait en secret d’une erreur involontaire, il allait à lui, prenait ses outils, et en peu d’instants réparait le dommage, en l’encourageant par de douces paroles ou en gardant le silence, pour ne pas attirer sur l’apprenti mortifié l’attention de ses camarades. Aussi il est vrai de dire que si Francesco Zuccato était aimé et respecté, Valerio était adoré dans son école, et que ses apprentis se fussent jetés, pour lui plaire, du haut de la grande coupole sur le pavé de la place Saint-Marc.

Le seul Bartolomeo Bozza, toujours froid et silencieux, ne partageait ni cet enjouement ni cet enthousiasme. Francesco faisait grand cas de son travail régulièrement net et solide et de l’austérité de ses mœurs. Sa mélancolie lui semblait un motif de sympathie, et il se plaisait à dire que cette jeunesse sombre et mystérieuse recelait un grand avenir d’artiste. Quant à Valerio, quoiqu’il trouvât peu d’agréments dans le commerce de Bartolomeo, sa propre humeur était trop bienveillante pour qu’il ne lui prêtât pas toutes les qualités qu’il avait en lui-même.

Ce jour-là, le Bozza, qui d’ordinaire était à l’ouvrage avant tous les apprentis, arriva plus d’une heure après le lever du soleil. Il était plus pâle et plus défait que jamais, plus muet et plus sinistre qu’on ne l’avait encore vu. Il n’avait pas goûté un instant de repos. Toute la nuit il avait erré, comme une ombre infortunée, dans les rues anguleuses el profondes ; ses cheveux pendaient plats sur ses joues creuses ; sa barbe était en désordre et comme hérissée ; sa plume noire avait été brisée par l’orage. Il prit en silence son tablier et ses outils, et alla se placer tout près de Valerio, qui travaillait à son feston du cintre.

Francesco remarqua fort bien la tardive arrivée de son apprenti ; mais Bozza était toujours si exact, que le maître se garda bien de lui faire une observation sur cette faute, la première qu’il eût commise depuis les trois ans de son apprentissage.

Valerio, toujours expansif et poussé par une douce sollicitude, ne craignit pas de l’interroger.

« Qu’as-tu donc, mon camarade ? lui dit-il en le toisant de la tête aux pieds avec étonnement ; tu as l’air d’avoir été enterré hier soir. Laisse-moi te toucher la main pour savoir si tu n’es point ton spectre. »

Le Bozza feignit de ne pas entendre, et ne répondit pas à l’appel de cette main amie.

« Tu as été au jeu, Bartolomeo ? Tu as perdu ton argent cette nuit ? Est-ce là ce qui t’attriste ? Allons donc ! est-ce que tu prends le jeu à cœur ? Pour l’argent, il ne faut pas y penser ; tu sais que ma bourse t’appartient. » Le Bozza ne répondit pas.

« Oh ! ce n’est pas cela peut-être ? Ta maîtresse te trompe, ou tu ne l’aimes plus, ce qui est bien pire ? Allons ! tu feras une belle madone qui lui ressemblera, et dont le doux regard restera éternellement attaché sur le tien ! As-tu un ennemi, par hasard ! Veux-tu que je te serve de second pour un défi ? marchons !