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ANDRÉ

fond des plus sombres masures, au sein des plus médiocres conditions, beaucoup d’existences qui s’achèvent sans avoir produit un sonnet, mais qui pourtant sont de magnifiques poèmes.

Il faut bien peu de chose pour éveiller ces esprits endormis dans l’épaisse atmosphère de l’ignorance ; et pour les entourer à jamais d’une lumineuse auréole qui ne les quitte plus. Un livre tombé sous la main, un chant ou quelques paroles recueillies d’un passant, une étude entreprise dans un dessein prosaïque ou par nécessité, le moindre hasard providentiel, suffit à une âme élue pour découvrir un monde d’idées et de sentiments. C’est ce qui était arrivé à Geneviève. L’art frivole d’imiter les fleurs l’avait conduite à examiner ses modèles, à les aimer, à chercher dans l’étude de la nature un moyen de perfectionner son intelligence ; peu à peu elle s’était identifiée avec elle, et chaque jour, dans le secret de son cœur, elle dévorait avidement le livre immense ouvert devant ses yeux. Elle ne songeait pas à approfondir d’autre science que celle à laquelle tous ses instants étaient forcément consacrés ; mais elle avait surpris le secret de l’universelle harmonie. Ce monde inanimé qu’autrefois elle regardait sans le voir, elle le comprenait désormais ; elle le peuplait d’esprits invisibles, et son âme s’y élançait pour y embrasser sans cesse l’amour infini qui plane sur la création. Emportée par les ailes de son imagination toute-puissante, elle apercevait, au delà des toits enfumés de sa petite ville, une nature enchantée qui se résumait sur sa table dans un bouton d’aubépine. Un chardonneret familier, qui voltigeait dans sa chambre, lui apportait du dehors toutes les mélodies des bois et des prairies ; et lorsque sa petite glace lui renvoyait sa propre image, elle y voyait une ombre divine si accomplie qu’elle était émue sans savoir pourquoi, et versait des pleurs délicieux comme à l’aspect d’une sœur jumelle.

Elle s’était donc habituée à vivre en dehors de tout ce qui l’entourait. Ce n’était pas, comme on le prétendait, une vertu sauvage et sombre ; elle était trop calme dans son innocence pour avoir jamais cherché sa force dans les maximes farouches. Elle n’avait pas besoin de vertu pour garder sa sainte pudeur, et le noble orgueil d’elle-même suffisait à la préserver des hommages grossiers que recherchaient ses compagnes ; elle les fuyait, non par haine, mais par dédain ; elle ne craignait pas d’y succomber, mais d’en subir le dégoût et l’ennui. Heureuse avec sa liberté et ses occupations, orpheline, riche par son travail au delà de ses besoins, elle était affable et bonne avec ses amies d’enfance : elle eût craint de leur paraître vaine de son petit savoir, et se laissait égayer par elles ; mais elle supportait cette gaieté plutôt qu’elle ne la provoquait, et si jamais elle ne leur donnait le moindre signe de mépris et d’ennui, du moins son plus grand bonheur était de se retrouver seule dans sa petite chambre et de faire sa prière en regardant la lune et en respirant les jasmins de sa fenêtre.

VI.

André avait un peu trop compté sur ses forces en se chargeant de demander le char à bancs et le cheval de son père. Il fit cette pénible réflexion en quittant, vers neuf heures, la famille Marteau, et son anxiété prit un caractère de plus en plus grave à mesure qu’il approchait du toit paternel ; mais ce fut une bien autre consternation lorsqu’il trouva son père dans un de ses accès de mauvaise humeur des plus prononcés. Le plus beau de ses bœufs de travail était tombé malade en rentrant du pâturage, et le marquis, se promenant d’un air sombre dans la salle basse de son manoir, répétait d’une voix entrecoupée, en jetant des regards effarés sur son fils : « Des tranchées ! des tranchées épouvantables !

— Hélas ! mon père, êtes-vous malade ? s’écria André, qui ne comprenait rien à son angoisse.

Le marquis haussa les épaules, et, lui tournant le dos, continua à marcher à grands pas.

André, n’osant renouveler sa question, resta fort troublé à sa place, suivant d’un œil timide tous les mouvements de son père, qu’il croyait atteint de vives souffrances.

Enfin le marquis, s’arrêtant tout à coup, lui dit d’une voix brusque :

« Quel a été l’effet de la thériaque ? »

André, rassuré, et comprenant à demi, courut vers la porte en disant qu’il allait le demander.

« Non, non, j’irai bien moi-même, reprit vivement le marquis ; restez ici, vous n’êtes bon à rien, vous. »

André attendit pendant une heure le retour de son père, espérant trouver un moment plus favorable pour lui présenter sa demande ; mais il attendit vainement. Le marquis passa la moitié de la nuit dans l’étable avec ses laboureurs, frictionnant le triste Vermeil (c’était le nom de l’animal) et lui administrant toute sorte de potions. André se hasarda plusieurs fois de s’informer de la santé du malade, et, partant, de l’humeur de son père ; mais lorsque le malade commença à se trouver mieux, le marquis accablé de fatigue et gardant sur ses traits l’empreinte des soucis de la journée, ne songea plus qu’à se reposer. Il rencontra André sous le péristyle de la maison, et lui dit avec la rudesse accoutumée de son affection :

«Pourquoi n’êtes-vous pas couché, gringalet ? est-ce qu’on a besoin de vous ici ? Allons vite, que tout le monde dorme ; je tombe de sommeil. »

C’était peut-être la meilleure occasion possible pour obtenir le cheval et le char à bancs ; mais André avait l’enfantillage de souffrir des mots grossiers ou communs que lui adressait souvent son père, et il prenait alors une sorte d’humeur qui le réduisait au silence. Il alla se coucher en proie aux plus vives agitations. Le lendemain devait être à ses yeux le jour le plus important de sa vie, et pourtant sans le cheval et le char a bancs tout était manqué, perdu sans retour. Il ne put dormir. Il fallait partir le lendemain avant le jour ; comment oserait-il aller trouver son père au milieu de son sommeil, affronter ce réveil en sursaut, si fâcheux chez les hommes replets, s’exposer peut-être à un refus ? Cette dernière pensée fit frémir André. « Ah ! plutôt mourir victime de sa colère, s’écria-t-il, que de manquer à ma parole et perdre le bonheur de passer un jour auprès de Geneviève ! »

Dès que trois heures sonnèrent il se rhabilla, et, prenant sa désobéissance furtive pour un acte de courage, il attela lui-même le gros cheval au char à bancs et partit sans bruit, grâce au fumier dont la basse-cour était garnie. Mais le plus difficile n’était pas fait ; il fallait tourner autour du château et passer sous les fenêtres du marquis. Impossible d’éviter ce terrible défilé ; le chemin était sec et le mur du château sonore ; le char à bancs, rarement graissé, criait à chaque tour de roue d’une manière déplorable, et les larges sabots du gros cheval allaient avec maladresse sonner contre toutes les pierres du chemin. André était tremblant comme les feuilles du peuplier qu’agitait le vent du matin. Heureusement il faisait encore sombre ; si son père, en proie à une de ces insomnies auxquelles sont sujets les propriétaires, était par hasard à sa fenêtre, il pourrait bien ne pas reconnaître son char à bancs ; mais il avait l’oreille si fine, si exercée ! il connaissait si bien l’allure de son cheval et le son de ses roues ! André prit le parti de payer d’audace ; il fouetta le cheval si vigoureusement qu’il le força de galoper. C’était une allure inouïe pour le paisible animal, et M. Morand l’entendit passer sans rien soupçonner et sans quitter la douce chaleur de son lit.

Lorsque André fut à cinq cents pas du manoir, il osa se retourner, et, voyant derrière lui la route qui commençait à blanchir et qui était nue comme la main, il éprouva un bien-être inexprimable, et permit à son coursier de modérer son allure.

À sept heures du matin, le cheval avait eu le temps de se rafraîchir, et le char à bancs, avec André le fouet en main, était à la porte de madame Marteau ; Joseph attelait sa carriole, et les voyageuses arrivaient une à une dans leur plus belle toilette des dimanches, mais les yeux encore un peu gros de sommeil. On perdit bien une heure