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ANDRÉ

sérieuse comme une petite maman, vous les surveillerez, et je vous en saurai tout le gré possible.

— Cela me décide tout à fait, répondit Geneviève. J’irai, ma chère dame ; mesdemoiselles, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Oh ! quel bonheur ! s’écrièrent les petites Marteau ; tu joueras avec nous, Geneviève ; tu nous feras des couronnes de marguerites et des paniers de jonc, n’est-ce pas ?

— Un instant, un instant, dit Joseph ; combien serons nous ? Neuf femmes, André et moi. Je ne peux mettre tout ce monde-là dans ma patache : il faut nous mettre en quête d’une seconde voiture.

— Mon père a un char à bancs, qu’il nous prêtera volontiers, dit André.

— À la bonne heure, voilà qui est convenu, reprit Joseph. Tu iras coucher ce soir chez toi, et tu seras revenu ici de grand matin avec ton équipage. Très-bien. Maintenant préparons-nous à nous amuser demain en nous amusant aujourd’hui. Voulez-vous danser ? voulez-vous jouer aux barres, à cache-cache, aux petits paquets ?

— Dansons, dansons ! » crièrent les jeunes filles.

Joseph tira sa flûte de sa poche, grimpa sur des gradins de pierre couverts d’hortensias, et se mit à jouer, tandis que ses sœurs et les grisettes prirent place sous les lilas. André mourait d’envie d’inviter Geneviève : c’est pourquoi il ne l’osa pas et s’adressa à Henriette, qui fut assez fière d’avoir accaparé le seul danseur de la société.

Néanmoins, guidée par un regard de Joseph, elle entraîna son cavalier vis-a-vis de Geneviève, qui avait pris pour danseuse la plus petite des demoiselles Marteau. Geneviève rougit beaucoup quand il fut question de toucher la main d’André : c’était la première fois de sa vie que pareille chose lui arrivait ; mais elle prit courageusement son parti et montra une gaieté douce qu’elle n’aurait pas espérée d’elle-même si elle eût prévu une heure auparavant qu’elle dût sortir à ce point de ses habitudes.

« Eh bien ! savez-vous une chose ? s’écria Joseph à la fin de la contredanse ; c’est que mademoiselle Geneviève passe pour ne pas savoir danser. Oui, mesdemoiselles, il y a dans la ville vingt mauvaises langues qui disent qu’elle a ses raisons pour ne pas aller au bal. Eh bien ! moi, je vous le dis, je n’ai jamais vu si bien danser de ma vie ; et cependant, mademoiselle Henriette, il n’y a pas beaucoup de prévôts qui pussent vous en remontrer. »

Geneviève devint rouge comme une fraise, et Henriette, s’approchant de Joseph, lui dit :

« Taisez-vous, vous allez la mettre en fuite. C’est un mauvais moyen pour l’apprivoiser que de faire attention à elle.

— Allons donc ! allons donc ! dit Joseph à voix basse en ricanant ; un petit compliment ne fait jamais de peine à une fille. Quand je vous dis, par exemple, que vous voilà jolie comme un ange, vous ne pouvez pas vous en fâcher, car vous savez bien que je le pense.

— Vous êtes un diseur de riens ! » répondit Henriette, gonflée d’orgueil et de contentement.

Cette fois André osa inviter Geneviève, mais il la fit danser sans pouvoir lui dire un mot ; à chaque instant la parole expirait sur ses lèvres. Il craignait de manquer d’esprit, son cœur battait, il perdait la tête. Lorsqu’il avait à faire un avant-deux, il ne s’en apercevait pas et laissait son vis-à-vis aller tout seul ; puis tout à coup il s’élançait pour réparer sa faute, dansait une autre figure et embrouillait toute la contredanse, aux grands éclats de rire des jeunes filles. Geneviève seule ne se moquait pas de lui ; elle était silencieuse et réservée. Cependant elle regardait André avec assez de bienveillance ; car il avait bien parlé sur la botanique, et cela devait abréger de beaucoup les timides préliminaires de leur connaissance. Mais si André avait osé se mêler à la conversation et s’adresser à elle d’une manière générale, il n’en était plus de même lorsqu’il s’agissait de lui dire quelques mots directement. Cette excessive timidité diminuait d’autant celle de Geneviève ; car elle était fière et non prude. Elle craignait les grosses fadeurs qu’elle entendait adresser à ses compagnes ; mais en bonne compagnie elle se fût sentie à l’aise comme dans son élément.

Il y a des natures choisies qui se développent d’elles-mêmes, et dans toutes les positions où il plaît au hasard de les faire naître. La noblesse du cœur est, comme la vivacité d’esprit, une flamme que rien ne peut étouffer, et qui tend sans cesse à s’élever, comme pour rejoindre le foyer de grandeur et de bonté éternelle dont elle émane. Quels que soient les éléments contraires qui combattent ces destinées élues, elles se font jour, elles arrivent sans effort à prendre leur place, elles s’en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur leur front comme un sceau divin, comme un diadème invisible qui les appelle à dominer naturellement les essences inférieures ; on ne souffre pas de leur supériorité, parce qu’elle s’ignore elle-même ; on l’accepte parce qu’elle se fait aimer. Telle était Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait sa vie.

On dit que la poésie se meurt : la poésie ne peut pas mourir. N’eût-elle pour asile que le cerveau d’un seul homme, elle aurait encore des siècles de vie, car elle en sortirait comme la lave du Vésuve, et se fraierait un chemin parmi les plus prosaïques réalités. En dépit de ses temples renversés et des faux dieux adorés sur leurs ruines, elle est immortelle comme le parfum des fleurs et la splendeur des cieux. Exilée des hauteurs sociales, répudiée par la richesse, bannie des théâtres, des églises et des académies, elle se réfugiera dans la vie bourgeoise, elle se mêlera aux plus naïfs détails de l’existence. Lasse de chanter une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer à l’oreille des petits des paroles d’amour et de sympathie. Et déjà n’est-elle pas descendue sous les voûtes des tavernes allemandes ? ne s’est-elle pas assise au rouet des femmes ? ne berce-t-elle pas dans ses bras les enfants du pauvre ? Compte-t-on pour rien toutes ces âmes aimantes qui la possèdent et qui souffrent, qui se taisent devant les hommes et qui pleurent devant Dieu ? Voix isolées qui enveloppent le monde d’un chœur universel et se rejoignent dans les cieux ; étincelles divines qui retournent à je ne sais quel astre mystérieux, peut-être à l’antique Phébus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et l’alimenter d’un feu toujours divin ! Si elle ne produit plus de grands hommes, n’en peut-elle pas produire de bons ? Qui sait si elle ne sera pas la divinité douce et bienfaisante d’une autre génération, et si elle ne succédera pas au doute et au désespoir dont notre siècle est atteint ? Qui sait si dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catéchisme religieux, le dégoût et la tristesse ne seront pas flétris comme des vices, tandis que l’amour, l’espoir et l’admiration seront récompensés comme des vertus ?

La poésie, révélée à toutes les intelligences, serait un sens de plus que tous les hommes peut-être sont plus ou moins capables d’acquérir, et qui rendrait toutes les existences plus étendues, plus nobles et plus heureuses. Les mœurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec une évidence éclatante ; la nature, il est vrai, prodigue de grands spectacles dans de telles régions, s’est chargée de l’éducation de ces hommes ; mais les chants des bardes sont descendus dans les vallées, et les idées poétiques peuvent s’ajuster à la taille de tous les hommes. L’un porte sa poésie sur son front, un autre dans son cœur ; celui-ci la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines, celui-là la poursuit au galop de son cheval à travers les ravins ; un troisième l’arrose sur sa fenêtre dans un pot de tulipes. Au lieu de demander où elle est, ne devrait-on pas demander où elle n’est pas ? Si ce n’était qu’une langue, elle pourrait se perdre ; mais c’est une essence qui naît de deux choses : la beauté répandue dans la nature extérieure, et le sentiment départi à toute intelligence ordinaire. Pour condamner à mort la poésie et la porter au cercueil, il nous faudra donc arracher du sol jusqu’à la dernière des fleurettes dont Geneviève faisait ses bouquets.

Car elle aussi était poète ; et croyez bien qu’il y a au