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JEANNE.

matin. Mais c’est égal, il faudra toujours dire comme vous avez dit hier soir ; ça arrange tout, et ça sauve M. Marsillat d’une vilaine histoire.

— Jeanne, vous pardonnez donc à ce méchant homme ?

— Dieu ordonne de tout pardonner, et d’ailleurs, M. Marsillat n’est pas méchant. Il a voulu rire un peu sottement avec moi. Vous savez, c’est un garçon qui a de vilaines manières : il veut toujours embrasser les filles. Moi, ça ne me convenait pas, et je vous réponds que je l’aurais bien fait finir. Je suis plus forte qu’il ne croit, et il ne m’aurait jamais embrassée. Mais il s’amusait à m’enfermer dans sa chambre et à me faire toutes sortes de contes pour m’empêcher de sortir. On aurait dit qu’il voulait faire mal parler de moi en me gardant là toute la nuit. Aussi quand j’ai reconnu votre voix et celle de mon parrain, j’ai été bien contente. Mais ne voilà-t-il pas qu’il a fait comme s’il voulait vous tuer tous les deux à cause de moi ? Il a pris son fusil, et il m’a dit : « Si tu ne veux pas paraître d’accord avec moi pour être ici, je vas casser la tête à l’Anglais. » Je ne voulais pas qu’il fît un malheur ; il paraissait comme fou dans ce moment-là, et ce que vous lui disiez à travers la porte le fâchait tant, qu’il me disait des paroles très-dures et très-méchantes. Alors, d’un côté, la peur qu’il ne fît un mauvais coup dans la colère ; d’un autre côté, la honte d’être trouvée là par vous, et de ne pouvoir pas me défendre de ce qu’il vous dirait contre moi, tout cela m’a décidée à sauter par la fenêtre. Il y avait bien juste la place pour passer mon corps ; mais, en me forçant un peu, j’en suis venue à bout. Il m’avait bien dit que je me tuerais ; mais j’aimais mieux me tuer que de faire tuer mon parrain et vous. D’ailleurs, c’étaient des menteries, tout ça. Il ne voulait pas vous faire de mal, j’en suis bien sûre à présent, et sa fenêtre n’était déjà pas si haute, car je ne me suis point fait de mal, et si on ne m’avait pas faiblessée en me tirant du sang, je serais comme à l’ordinaire. C’est égal, je suis bien contente que tout ça soit fini, et je m’en vas aux champs. J’ai été simple de croire à toutes les folies qu’on m’a dites hier. Je vois bien que mon parrain et ma marraine sont toujours bons pour moi, et que ma chère mignonne m’aime toujours. Il n’y a que madame de Charmois qui me haïsse. Je ne sais pas pourquoi ; je l’ai toujours servie de mon mieux, elle et sa demoiselle.

Sir Arthur voulut faire raconter à Jeanne ce qui s’était passé entre elle et madame de Charmois ; mais il lui fallut le deviner aux réponses timides et incomplètes de la jeune fille, trop pudique et trop fière pour rapporter les termes dont s’était servie la comtesse pour l’outrager.

— Ma chère, disait à cette dernière madame de Boussac, en prenant le chocolat avec elle dans sa chambre à coucher, où la sous-préfette, un peu parasite par-dessus le marché, vint la relancer de bonne heure, vous n’avez réussi à rien. Je ne sais pas ce que vous avez imaginé de dire à Guillaume hier soir, mais votre secret n’a pas eu le sens commun. Guillaume est plus amoureux que jamais de Jeanne. Mes enfants se sont pris tous deux pour cette fille d’une passion ridicule. Vous voyez que Guillaume a couru après elle comme un fou. Elle a failli se casser le cou, ce qui a augmenté le délire de mon fils. Ma fille va jusqu’à la faire coucher dans sa chambre ! Si je me permets une observation, ces enfants, exaltés je ne sais vraiment à quel propos, sont tout prêts à entrer en révolte contre moi, et, qui pis est, contre toute la société. Ils me jettent à la tête les services et les vertus de Jeanne ; moi, je suis faible, et au fond je l’aime, cette Jeanne. Je n’oublierai jamais qu’elle m’a sauvé mon fils. Quand vous l’avez chassée hier, j’étais furieuse contre vous. Ce matin je crois que je le suis encore un peu ; car vous avez fait du mal à tous sans remédier à rien.

— Que fait Guillaume ce matin ? demanda d’un air de triomphe paisible la grosse sous-préfette.

— Il dort.

— À neuf heures du matin, il dort encore ? Et cette nuit, a-t-il dormi ?

— Parfaitement, à ce que m’assure Cadet, qui a passé la nuit dans sa chambre à son insu, par mon ordre.

— Eh ! reprit la Charmois, s’il dort si bien, il est donc guéri de son amour !

— Vous l’espérez ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, je lui ai dit hier des mots magiques. Il a couru après Jeanne, c’est tout simple ; il la traite comme son égale, cela devait être ; il veut qu’on la chérisse et qu’on la respecte, je m’y attendais. Mais il n’est plus amoureux, et il épousera Elvire quand nous voudrons.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous ne devinez pas ? allons, il faut vous aider. La nourrice de Guillaume était servante ici dans la maison, avant votre mariage. Elle était belle, je m’en souviens ; elle était peut-être sage, je ne m’en soucie guère ; vous fûtes jalouse d’elle au bout de deux ou trois ans de ménage ; vous pouviez avoir tort… Mais enfin Jeanne aurait pu être la fille de votre mari, et se trouver la sœur de Guillaume.

— Juste Dieu ! c’est là le conte que vous avez fait à mon fils ?

— Pourquoi non ?

— Mais c’est absurde ! mais c’est faux ! M. de Boussac était à l’armée et n’avait jamais vu Tula avant la naissance de Jeanne.

— Qu’est-ce que cela me fait ? Qui donc ira donner ces renseignements exacts à Guillaume ? Il est trop délicat pour aller aux informations. Je n’ai dit qu’un mot, un demi-mot, et il a deviné.

— Mais vous calomniez la mémoire d’une honnête créature !

— L’honneur de la mère Tula ? Le grand mal ! Vous voilà comme vos enfants, ma chère !

— Mais vous chargez d’une faute le père de Guillaume ! Vous faites descendre mon mari dans l’estime de son fils !

— Pourquoi donc ? Est-ce que l’honneur d’un homme tient à ces choses-là ? Si j’avais fait passer Jeanne pour votre fille, ce serait bien différent. Mais, dans mon hypothèse tout s’adaptait à merveille à la situation de Guillaume. J’ai fait de la poésie, de l’éloquence là-dessus. Le sujet prêtait : Guillaume amoureux d’une paysanne !… son père pouvait bien l’avoir été. Guillaume cédant à sa passion !… son père y avait cédé. La morale était que de ces amours-là résultent de pauvres enfants qui sont élevés dans la domesticité, qui tombent un jour ou l’autre dans la misère, qui sont exposés à se dégrader, à rencontrer leurs frères, et à devenir l’objet de passions incestueuses… Là-dessus Guillaume s’est écrié : « Merci, merci, Madame ! en voilà bien assez. Je suis guéri ; vous m’avez rendu un grand service. Mais que ma mère l’ignore toujours ; qu’elle croie à la sagesse de mon père. Pauvre père ! de quel droit le blâmerais-je, quand moi j’ai failli l’imiter, etc., etc. » Eh bien ! Zélie, riez donc un peu, et faites-moi compliment !

Madame de Boussac ne se fit pas beaucoup prier pour rire, et finit par admirer et par remercier la Charmois.

— Si je vous approuve, lui dit-elle, c’est à condition pourtant que vous me promettez de désabuser bientôt Guillaume, en lui déclarant que vous étiez dans l’erreur sur sa prétendue parenté avec Jeanne.

— Bien ! bien ! dit la Charmois, quand il sera le mari d’Elvire et quand Jeanne sera bien loin, bien loin. Si, au contraire, vous la gardez ici, comptez que Guillaume se croira toujours son frère, que je fournirai des preuves, des témoins, s’il le faut.

— Vous avez le diable au corps ! dit madame de Boussac.

Cependant Guillaume, en s’éveillant, sonna pour demander des nouvelles de Jeanne. Sa surprise fut grande quand il apprit qu’elle gardait ses vaches comme si de rien n’était. Il courut chez sa sœur, et lui parla ainsi :

— Marie, il faut que le rêve de bonheur de notre ami se réalise enfin. Il faut aussi que le sort de Jeanne soit élevé à la hauteur de son âme. Jusqu’à présent Harley a été timide, Jeanne méfiante ou incrédule, et nous, Marie, nous avons été faibles et irrésolus. Il est temps de sortir de notre neutralité. Il est temps de travailler ouvertement