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INDIANA.

Raymon, ayant laissé son cheval à une petite maison de charbonnier dans la forêt, pénétra dans le parc, dont il avait une clef. Cette fois il ne courait plus le risque d’être pris pour un voleur ; presque tous les domestiques avaient suivi leurs maîtres ; le jardinier était dans sa confidence, et il connaissait tous les abords du Lagny comme ceux de sa propre demeure.

La nuit était froide ; un brouillard épais enveloppait les arbres du parc, et Raymon avait peine à distinguer leurs tiges noires dans la brume blanche qui les revêtait de robes diaphanes.

Il erra quelque temps dans les allées sinueuses avant de trouver la porte du kiosque où Noun l’attendait. Elle vint à lui enveloppée d’une pelisse dont le capuchon était relevé sur sa tête.

« Nous ne pouvons rester ici, lui dit-elle, il y fait trop froid. Suivez-moi et ne parlez pas. »

Raymon se sentit une extrême répugnance à entrer dans la maison de madame Delmare comme amant de sa femme de chambre. Cependant il fallut céder ; Noun marchait légèrement devant lui, et cette entrevue devait être décisive.

Elle lui fit traverser la cour, apaisa les chiens, ouvrit les portes sans bruit, et, le prenant par la main, elle le guida en silence dans les corridors sombres ; enfin, elle l’entraîna dans une chambre circulaire, élégante et simple, où des orangers en fleurs répandaient leurs suaves émanations ; des bougies diaphanes brûlaient dans les candélabres.

Noun avait effeuillé des roses du Bengale sur le parquet, le divan était semé de violettes, une douce chaleur pénétrait tous les pores, et les cristaux étincelaient sur la table parmi les fruits qui présentaient coquettement leurs flancs vermeils, mêlés à la mousse verte des corbeilles.

Ébloui par la transition brusque de l’obscurité à une vive lumière, Raymon resta quelques instants étourdi ; mais il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre où il était. Le goût exquis et la simplicité chaste qui présidaient à l’ameublement ; ces livres d’amour et de voyages, épars sur les planches d’acajou ; ce métier chargé d’un travail si joli et si frais, œuvre de patience et de mélancolie ; cette harpe dont les cordes semblaient encore vibrer des chants d’attente et de tristesse ; ces gravures qui représentaient les pastorales amours de Paul et Virginie, les cimes de l’île Bourbon et les rivages bleus de Saint-Paul ; mais surtout ce petit lit à demi caché sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique comme celui d’une vierge, orné au chevet, en guise de rameau bénit, d’une palme enlevée peut-être le jour du départ à quelque arbre de la patrie ; tout révélait madame Delmare, et Raymon fut saisi d’un étrange frisson en songeant que cette femme enveloppée d’un manteau, qui l’avait conduit jusque-là, était peut être Indiana elle-même. Cette extravagante idée sembla se confirmer lorsqu’il vit apparaître dans la glace en face de lui une forme blanche et parée, le fantôme d’une femme qui entre au bal et qui jette son manteau pour se montrer radieuse et demi-nue aux lumières étincelantes. Mais ce ne fut que l’erreur d’un instant : Indiana eût été plus cachée… son sein modeste ne se tût trahi que sous la triple gaze de son corsage ; elle eût peut-être orné ses cheveux de camélias naturels, mais ce n’est pas dans ce désordre excitant qu’ils se fussent joués sur sa tête : elle eût pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais sa chaste robe n’eût pas ainsi trahi les mystères de sa jambe mignonne.

Plus grande et plus forte que sa maîtresse, Noun était habillée et non pas vêtue avec ses parures. Elle avait de la grâce, mais de la grâce sans noblesse ; elle était belle comme une femme et non comme une fée ; elle appelait le plaisir et ne promettait pas la volupté.

Raymon, après l’avoir examinée dans la glace sans tourner la tête, reporta ses regards sur tout ce qui pouvait lui rendre un reflet plus pur d’Indiana, sur les instruments de musique, sur les peintures, sur le lit étroit et virginal. Il s’enivra du vague parfum que sa présence avait laissé dans ce sanctuaire ; il frissonna de désir en pensant au jour où Indiana elle-même lui en ouvrirait les délices ; et Noun, les bras croisés, debout derrière lui, le contemplait avec extase, s’imaginant qu’il était absorbé par le ravissement, à la vue de tous les soins qu’elle s’était donnés pour lui plaire.

Mais lui, rompant enfin le silence :

« Je vous remercie, lui dit-il, de tous les apprêts que vous avez faits pour moi ; je vous remercie surtout de m’avoir fait entrer ici, mais j’ai assez joui de cette surprise gracieuse. Sortons de cette chambre, nous n’y sommes pas à notre place ; et je dois respecter madame Delmare, même en son absence.

— Cela est bien cruel, dit Noun qui ne l’avait pas compris, mais qui voyait son air froid et mécontent ; cela est cruel, d’avoir espéré que je vous plairais et de voir que vous me repoussez.

— Non, chère Noun, je ne vous repousserai jamais ; je suis venu ici pour causer sérieusement avec vous et vous témoigner l’affection que je vous dois. Je suis reconnaissant de votre désir de me plaire, mais je vous aimais mieux parée de votre jeunesse et de vos grâces naturelles qu’avec ces ornements empruntés. »

Noun comprit à demi et pleura.

« Je suis une malheureuse, lui dit-elle ; je me hais puisque je ne vous plais plus… J’aurais dû prévoir que vous ne m’aimeriez pas longtemps, moi, pauvre fille sans éducation. Je ne vous reproche rien. Je savais bien que vous ne m’épouseriez pas ; mais si vous m’eussiez aimée toujours, j’eusse tout sacrifié sans regret, tout supporté sans me plaindre. Hélas ! je suis perdue, je suis déshonorée !… je serai chassée peut-être… Je vais donner la vie à un être qui sera encore plus infortuné que moi, et nul ne me plaindra… Chacun se croira le droit de me fouler aux pieds… Eh bien ! tout cela, je m’y résignerais avec joie, si vous m’aimiez encore. »

Noun parla longtemps ainsi. Elle ne se servit peut-être pas des mêmes mots, mais elle dit les mêmes choses, bien mieux cent fois que je ne pourrais vous les redire. Où trouver le secret de cette éloquence qui se révèle tout à coup à un esprit ignorant et vierge dans la crise d’une passion vraie et d’une douleur profonde ?… C’est alors que les mots ont une autre valeur que dans toutes les autres scènes de la vie ; c’est alors que des paroles triviales deviennent sublimes par le sentiment qui les dicte et l’accent qui les accompagne. Alors la femme du dernier rang devient, en se livrant à tout le délire de ses émotions, plus pathétique et plus convaincante que celle à qui l’éducation a enseigné la modération et la réserve.

Raymon se sentit flatté d’inspirer un attachement si généreux, et la reconnaissance, la compassion, un peu de vanité peut-être, lui rendirent un moment d’amour.

Noun était suffoquée de larmes ; elle avait arraché les fleurs de son front, ses longs cheveux tombaient épars sur ses épaules larges et éblouissantes. Si madame Delmare n’eût eu pour l’embellir son esclavage et ses souffrances, Noun l’eût infiniment surpassée en beauté dans cet instant ; elle était splendide de douleur et d’amour. Raymon, vaincu, l’attira dans ses bras, la fit asseoir près de lui sur le sofa, et approcha le guéridon chargé de carafes pour lui verser quelques gouttes d’eau de fleur d’orange dans une coupe de vermeil. Soulagée de cette marque d’intérêt plus que du breuvage calmant, Noun essuya ses pleurs, et se jetant aux pieds de Raymon :

« Aime-moi donc encore, lui dit-elle en embrassant ses genoux avec passion ; dis-moi encore que tu m’aimes, et je serai guérie, je serai sauvée. Embrasse-moi comme autrefois, et je ne regretterai pas de m’être perdue pour te donner quelques jours de plaisir. »

Elle l’entourait de ses bras frais et bruns, elle le couvrait de ses longs cheveux ; ses grands yeux noirs lui jetaient une langueur brûlante, et cette ardeur du sang, cette volupté tout orientale qui sait triompher de tous les efforts de la volonté, de toutes les délicatesses de la pensée. Raymon oublia tout, et ses résolutions, et son nouvel amour, et le lieu où il était. Il rendit à Noun ses caresses délirantes. Il trempa ses lèvres dans la même coupe, et les vins capiteux qui se trouvaient sous leur main achevèrent d’égarer leur raison.