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INDIANA.

Peu à peu le souvenir vague et flottant d’Indiana vint se mêler à l’ivresse de Raymon. Les deux panneaux de glace qui se renvoyaient l’un à l’autre l’image de Noun jusqu’à l’infini semblaient se peupler de mille fantômes. Il épiait dans la profondeur de cette double réverbération une forme plus déliée, et il lui semblait saisir, dans la dernière ombre vaporeuse et confuse que Noun y reflétait, la taille fine et souple de madame Delmare.

Noun, étourdie elle-même par les boissons excitantes dont elle ignorait l’usage, ne saisissait plus les bizarres discours de son amant. Si elle n’eût pas été ivre comme lui, elle eût compris qu’au plus fort de son délire Raymon songeait à une autre. Elle l’eût vu baiser l’écharpe et les rubans qu’avait portés Indiana, respirer les essences qui la lui rappelaient, froisser dans ses mains ardentes l’étoffe qui avait protégé son sein ; mais Noun prenait tous ces transports pour elle-même lorsque Raymon ne voyait d’elle que la robe d’Indiana. S’il baisait ses cheveux noirs, il croyait baiser les cheveux noirs d’Indiana. C’était Indiana qu’il vovait dans le nuage du punch que la main de Noun venait d’allumer ; c’était elle qui l’appelait et qui lui souriait derrière ces blancs rideaux de mousseline ; ce fut elle encore qu’il rêva sur cette couche modeste et sans tache, lorsque, succombant sous l’amour et le vin, il y entraîna sa créole échevelée.

Quand Raymon s’éveilla, un demi-jour pénétrait par les fentes du volet, et il resta longtemps plongé dans une vague surprise, immobile, et contemplant comme une vision du sommeil le lieu où il se trouvait et le lit où il avait reposé. Tout avait été remis en ordre dans la chambre de madame Delmare. Dès le matin, Noun, qui s’était endormie souveraine en ce lieu, s’était réveillée femme de chambre. Elle avait emporté les fleurs et fait disparaître les restes de la collation ; les meubles étaient à leur place, et rien ne trahissait l’orgie amoureuse de la nuit, et la chambre d’Indiana avait repris son air de candeur et de décence.

Accablé de honte, il se leva et voulut sortir, mais il était enfermé ; la fenêtre dominait trente pieds de profondeur, et il fallut rester attaché dans cette chambre pleine de remords, comme Ixion sur sa roue.

Alors il se jeta à genoux, la face tournée contre ce lit foulé et meurtri qui le faisait rougir.

« Ô Indiana ! s’écria-t-il en se tordant les mains, t’ai-je assez outragée ? Pourrais-tu me pardonner une telle infamie ? Quand tu le ferais, moi, je ne me la pardonnerais pas. Résiste-moi maintenant, douce et confiante Indiana ; car tu ne sais pas à quel homme vil et brutal tu veux livrer les trésors de ton innocence ! Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n’ai pas respecté l’asile de ta pudeur sacrée ; moi qui me suis enivré de tes vins comme un laquais, côte à côte avec ta suivante ; moi qui ai souillé ta robe de mon haleine maudite, et ta ceinture pudique de mes infâmes baisers sur le sein d’une autre ; moi qui n’ai pas craint d’empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de verser jusque sur ce lit que respectait ton époux lui-même les influences de la séduction et de l’adultère ! Quelle sécurité trouveras-tu désormais derrière ces rideaux dont je n’ai pas craint de profaner le mystère ? Quels songes impurs, quelles pensées âcres et dévorantes ne viendront pas s’attacher à ton cerveau pour le dessécher ! Quels fantômes de vice et d’insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche ! Et ton sommeil pur comme celui d’un enfant, quelle divinité chaste voudra le protéger maintenant ? N’ai-je pas mis en fuite l’ange qui gardait ton chevet ? n’ai-je pas ouvert au démon de la luxure l’entrée de ton alcôve ? ne lui ai-je pas vendu ton âme ? et l’ardeur insensée qui consume les flancs de cette créole lascive, ne viendra-t-elle pas, comme la robe de Déjanire, s’attacher aux liens pour les ronger ? Oh ! malheureux ! coupable et malheureux que je suis ! que ne puis-je laver de mon sang la honte que j’ai laissée sur cette couche ! »

Et Raymon l’arrosait de ses larmes.

Alors Noun rentra, avec son madras et son tablier ; elle crut, à voir Raymon ainsi agenouillé, qu’il faisait sa prière. Elle ignorait que les gens du monde n’en font pas. Elle attendit donc, debout et silencieuse, qu’il daignât s’apercevoir de sa présence.

Raymon, en la voyant, se sentit confus et irrité, sans courage pour la gronder, sans force pour lui adresser une parole amie.

« Pourquoi m’avez-vous enfermé ici ? lui dit-il enfin. Songez-vous qu’il fait grand jour et que je ne puis sortir sans vous compromettre ouvertement ?

— Aussi vous ne sortirez pas, lui dit Noun d’un air caressant. La maison est déserte, personne ne peut vous découvrir ; le jardinier ne vient jamais dans cette partie du bâtiment, dont seule je garde les clefs. Vous resterez avec moi cette journée encore ; vous êtes mon prisonnier. »

Cet arrangement mettait Raymon au désespoir ; il ne sentait plus pour sa maîtresse qu’une sorte d’aversion. Cependant il fallut se résigner, et peut-être que, malgré ce qu’il souffrait dans cette chambre, un invincible attrait l’y retenait encore.

Lorsque Noun le quitta pour aller lui chercher à déjeuner, il se mit à examiner au grand jour tous ces muets témoins de la solitude d’Indiana. Il ouvrit ses tiroirs, feuilleta ses albums, puis il les ferma précipitamment ; car il craignit encore de commettre une profanation et de violer des mystères de femme. Enfin il se mit à marcher, et il remarqua, sur le panneau boisé qui faisait face au lit de madame Delmare, un grand tableau richement encadré, recouvert d’une double gaze.

C’était peut-être le portrait d’Indiana. Raymon, avide de le contempler, oublia ses scrupules, monta sur une chaise, détacha les épingles, et découvrit avec surprise le portrait en pied d’un beau jeune homme.

VIII.

« Il me semble que je connais ces traits-là ! dit-il à Noun en s’efforçant de prendre un air indifférent.

— Fi ! Monsieur, dit la jeune fille en posant sur la table le déjeuner qu’elle apportait ; ce n’est pas bien de vouloir pénétrer les secrets de ma maîtresse. »

Cette réflexion fit pâlir Raymon.

« Des secrets ! dit-il. Si c’est là un secret, tu en es la confidente, Noun, et tu es doublement coupable de m’avoir amené dans cette chambre.

— Oh ! non, ce n’est pas un secret, dit Noun en souriant ; car c’est M. Delmare lui-même qui a aidé à suspendre le portrait de sir Ralph à ce panneau. Est-ce que madame pourrait avoir des secrets avec un mari si jaloux ?

— Sir Ralph ! dis-tu ; qu’est-ce que sir Ralph ?

— Sir Rodolphe Brown, le cousin de madame, son ami d’enfance, je pourrais dire le mien aussi ; il est si bon ! »

Raymon examinait le tableau avec surprise et inquiétude.

Nous avons dit que sir Ralph, à la physionomie près, était un fort beau garçon, blanc et vermeil, riche de stature et de cheveux, toujours parfaitement mis, et capable, sinon de faire tourner une tête romanesque, du moins de satisfaire la vanité d’une tête positive. Le pacifique baronnet était représenté en costume de chasse, à peu près tel que nous l’avons vu au premier chapitre de cette histoire, et entouré de ses chiens, en tête desquels la belle griffonne Ophélia avait posé, pour le beau ton gris-argent de ses soies et la pureté de sa race écossaise. Sir Ralph tenait un cor de chasse d’une main, et de l’autre la bride d’un magnifique cheval anglais, gris-pommelé, qui remplissait presque tout le fond du tableau. C’était une peinture admirablement exécutée, un vrai tableau de famille avec toutes ses perfections de détails, toutes ses puérilités de ressemblance, toutes ses minuties bourgeoises ; un portrait à faire pleurer une nourrice, aboyer des chiens et pâmer d’aise un tailleur. Il n’y avait qu’une chose au monde qui fut plus insignifiante que ce portrait, c’était l’original.

Cependant il excita chez Raymon un violent sentiment de colère.