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INDIANA.

serez appelé en réparation devant les tribunaux par des gens dont vous ne savez pas le nom, mais que vous serez convaincu d’avoir désignés dans vos allusions malhonnêtes. Que voulez-vous que je vous dise ? Si vous en rencontrez un seul, évitez de marcher sur son ombre, même au coucher du soleil, quand l’ombre d’un homme a trente pieds d’étendue ; tout ce terrain-là appartient à l’homme des petites villes, vous n’avez pas le droit d’y poser le pied. Si vous respirez l’air qu’il respire, vous lui faites tort, vous ruinez sa santé ; si vous buvez à sa fontaine, vous la desséchez ; si vous alimentez le commerce de sa province, vous faites enchérir les denrées qu’il achète ; si vous lui offrez du tabac, vous l’empoisonnez ; si vous trouvez sa fille jolie, vous voulez la séduire ; si vous vantez les vertus privées de sa femme, c’est une froide ironie, au fond du cœur vous la méprisez pour son ignorance ; si vous avez le malheur de trouver un compliment à faire chez lui, il ne le comprendra pas, et il ira dire partout que vous l’avez insulté. Prenez vos pénates et transportez-les au fond des bois, au sein des landes désertes. Là seulement, et tout au plus, l’homme des petites villes vous laissera en repos.

Même derrière la multiple enceinte des murs de Paris, la petite ville vint relancer ce pauvre ménage. Des familles aisées de Fontainebleau et de Melun vinrent s’établir pour l’hiver dans la capitale, et y importèrent les bienfaits de leurs mœurs provinciales. Les coteries s’élevèrent autour de Delmare et de sa femme, et tout ce qui est humainement possible fut tenté pour empirer leur position respective. Leur malheur s’en accrut, et leur mutuelle opiniâtreté n’en diminua pas.

Ralph eut le bon sens de ne pas se mêler de leurs différends. Madame Delmare l’avait soupçonné d’aigrir son mari contre elle, ou tout au moins de vouloir expulser Raymon de son intimité ; mais elle reconnut bientôt l’injustice de ses accusations. La parfaite tranquillité du colonel à l’égard de M. de Ramière lui fut un témoignage irrécusable du silence de son cousin. Elle sentit alors le besoin de le remercier ; mais il évita soigneusement toute explication à cet égard ; chaque fois qu’elle se trouva seule avec lui, il éluda ses tentatives et feignit de ne pas les comprendre. C’était un sujet si délicat, que madame Delmare n’eut pas le courage de forcer Ralph à l’aborder ; elle tâcha seulement, par ses soins affectueux, par ses attentions fines et tendres, de lui faire comprendre sa reconnaissance ; mais Ralph eut l’air de n’y pas prendre garde, et la fierté d’Indiana souffrit de l’orgueilleuse générosité qu’on lui témoignait. Elle craignit de jouer le rôle d’une femme coupable qui implore l’indulgence d’un témoin sévère ; elle redevint froide et contrainte avec le pauvre Ralph. Il lui sembla que sa conduite, en cette occasion, était le complément de son égoïsme ; qu’il l’aimait encore, bien qu’il ne l’estimât plus ; qu’il n’avait besoin que de sa société pour se distraire, des habitudes qu’elle lui avait créées dans son intérieur, des soins qu’elle lui prodiguait sans se lasser. Elle s’imagina que, du reste, il ne se souciait pas de lui trouver des torts envers son mari ou envers elle-même. Voilà bien son mépris pour les femmes, pensa-t-elle ; elles ne sont à ses yeux que des animaux domestiques, propres à maintenir l’ordre dans une maison, à préparer les repas et à servir le thé. Il ne leur fait pas l’honneur d’entrer en discussion avec elles ; leurs fautes ne peuvent pas l’atteindre, pourvu qu’elles ne lui soient point personnelles, pourvu qu’elles ne dérangent rien aux habitudes matérielles de sa vie. Ralph n’a pas besoin de mon cœur ; pourvu que mes mains sachent apprêter son pudding et faire résonner pour lui les cornes de la harpe, que lui importent mon amour pour un autre, mes angoisses secrètes, mes impatiences mortelles sous le joug qui m’écrase ? Je suis sa servante, il ne m’en demande pas davantage. »

XX.

Indiana ne faisait plus de reproches à Raymon ; il se défendait si mal qu’elle avait peur de le trouver trop coupable. Il y avait une chose qu’elle redoutait bien plus que d’être trompée, c’était d’être abandonnée. Elle ne pouvait plus se passer de croire en lui, d’espérer l’avenir qu’il lui avait promis ; car la vie qu’elle passait entre M. Delmare et M. Ralph lui était devenue odieuse, et si elle n’eût compté se soustraire bientôt à la domination de ces deux hommes, elle se fût noyée aussi. Elle y pensait souvent ; elle se disait que, si Raymon la traitait comme Noun, il ne lui resterait plus d’autre ressource, pour échapper à un avenir insupportable, que de rejoindre Noun. Cette sombre pensée la suivait en tous lieux, et elle s’y plaisait.

Cependant, l’époque fixée pour le départ approchait. Le colonel semblait fort peu s’attendre à la résistance que sa femme méditait, chaque jour il mettait ordre à ses affaires, chaque jour il se libérait d’une de ses créances ; c’étaient autant de préparatifs que madame Delmare regardait d’un œil tranquille, sûre qu’elle était de son courage. Elle s’apprêtait aussi de son côté à lutter contre les difficultés. Elle chercha à se faire d’avance un appui de sa tante, madame de Carvajal ; elle lui exprima ses répugnances pour ce voyage ; et la vieille marquise, qui fondait (en tout bien tout honneur) un grand espoir d’achalandage pour sa société sur la beauté de sa nièce, déclara que le devoir du colonel était de laisser sa femme en France ; qu’il y aurait de la barbarie à l’exposer aux fatigues et aux dangers d’une traversée, lorsqu’elle jouissait depuis si peu de temps d’une meilleure santé ; qu’en un mot c’était à lui d’aller travailler à sa fortune, à Indiana de rester auprès de sa vieille tante pour la soigner. M. Delmare considéra d’abord ces insinuations comme le radotage d’une vieille femme ; mais il fut forcé d’y faire plus d’attention lorsque madame de Carvajal lui fit entendre clairement que son héritage était à ce prix. Quoique Delmare aimât l’argent, comme un homme qui avait ardemment travaillé toute sa vie à en amasser, il avait de la fierté dans le caractère ; il se prononça avec fermeté, et déclara que sa femme le suivrait à tout risque. La marquise, qui ne pouvait croire que l’argent ne fût pas le souverain absolu de tout homme de bon sens, ne regarda pas cette réponse comme le dernier mot de M. Delmare ; elle continua à encourager la résistance de sa nièce, lui proposant de la couvrir aux yeux du monde du manteau de sa responsabilité. Il fallait toute l’indélicatesse d’un esprit corrompu par l’intrigue et l’ambition, toute l’escobarderie d’un cœur déjeté par la dévotion d’apparat, pour pouvoir ainsi fermer les yeux sur les vrais motifs de rébellion d’Indiana. Sa passion pour M. de Ramière n’était plus un secret que pour son mari ; mais comme Indiana n’avait point encore donné prise au scandale, on se passait le secret tout bas, et madame de Carvajal en avait reçu la confidence de plus de vingt personnes. La vieille folle en était flattée ; tout ce qu’elle désirait, c’était de mettre sa nièce à la mode dans le monde, et l’amour de Raymon était un beau début. Ce n’était pourtant pas un caractère du temps de la régence que celui de madame de Carvajal ; la restauration avait donné une impulsion de vertu aux esprits de cette trempe ; et comme la conduite était exigée à la cour, la marquise ne haïssait rien tant que le scandale qui perd et qui ruine. Sous madame Dubarry elle eût été moins rigide dans ses principes ; sous la Dauphine elle devint collet monté. Mais tout ceci était pour les dehors, pour les apparences ; elle gardait son improbation et son mépris pour les fautes éclatantes, et, pour condamner une intrigue, elle en attendait toujours le résultat. Les infidélités qui ne passaient pas le seuil de la porte trouvaient grâce devant elle. Elle redevenait Espagnole pour juger les passions en deçà de la persienne ; il n’y avait de coupable à ses yeux que ce qui s’affichait dans la rue aux regards des passants. Aussi Indiana, passionnée et chaste, amoureuse et réservée, était un précieux sujet à produire et à exploiter ; une femme comme elle pouvait captiver les têtes culminantes de ce monde hypocrite, et résister aux dangers des plus délicates missions. Il y avait d’excellentes spéculations à tenter sur la responsabilité d’une âme si pure et d’une tête si ardente. Pauvre Indiana ! heureusement la fatalité