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INDIANA.

que Ralph eût paru. Quelques pressentiments sinistres vinrent ajouter à la douleur morne qui pesait sur l’âme d’Indiana, lorsque les dernières maisons du port s’effacèrent dans la verdure de la côte, elle frémit de songer qu’elle était désormais seule dans l’univers avec ce mari qu’elle haïssait, qu’il faudrait vivre et mourir avec lui sans un ami pour la consoler, sans un parent pour la protéger contre sa domination violente…

Mais, en se retournant, elle vit sur le pont, derrière elle, la paisible et bienveillante figure de Ralph qui lui souriait.

« Tu ne m’abandonnes donc pas, toi ? lui dit-elle en se jetant à son cou toute baignée de larmes.

— Jamais ! » répondit Ralph en la pressant sur sa poitrine.

XXIII.

LETTRE DE MADAME DELMARE
à m. de ramière


De l’île Bourbon, 3 juin 18..

« J’avais résolu de ne plus vous fatiguer de mon souvenir ; mais, en arrivant ici, en lisant la lettre que vous me fîtes tenir la veille de mon départ de Paris, je sens que je vous dois une réponse ; car, dans la crise d’une horrible douleur, j’avais été trop loin ; je m’étais méprise sur votre compte, et je vous dois une réparation, non comme amant, mais comme homme.

« Pardonnez-le-moi, Raymon, dans cet affreux moment de ma vie, je vous pris pour un monstre. Un seul mot, un seul regard de vous ont banni à jamais toute confiance, tout espoir de mon âme. Je sais que je ne puis plus être heureuse ; mais j’espère encore n’être pas réduite à vous mépriser : ce serait pour moi le dernier coup.

« Oui, je vous pris pour un lâche, pour ce qu’il y a de pire dans le monde, pour un égoïste. J’eus horreur de vous. J’eus regret que Bourbon ne fût pas assez loin pour vous fuir, et l’indignation me donna la force de vivre jusqu’à la lie.

« Mais, depuis que j’ai lu votre lettre, je me sens mieux. Je ne vous regrette pas, mais je ne vous hais plus, et je ne veux pas laisser dans votre vie le remords d’avoir détruit la mienne. Soyez heureux, soyez insouciant ; oubliez-moi ; je vis encore, et peut-être vivrai-je long-temps…

« Au fait, vous n’êtes pas coupable ; c’est moi qui fus insensée. Votre cœur n’était pas aride, mais il m’était fermé. Vous ne m’avez pas menti, c’est moi qui me suis trompée. Vous n’étiez ni parjure ni insensible, seulement vous ne m’aimiez pas.

« Oh ! mon Dieu ! vous ne m’aimiez pas ! Comment donc fallait-il vous aimer ?… Mais je ne descendrai pas à me plaindre ; je ne vous écris pas pour empoisonner d’un souvenir maudit le repos de votre vie présente ; je ne viens pas non plus implorer votre compassion pour des maux que j’ai la force de porter seule. Connaissant mieux le rôle qui me convient, je viens au contraire vous absoudre et vous pardonner.

« Je ne m’amuserai pas à réfuter votre lettre, ce serait trop facile ; je ne répondrai pas à vos observations sur mes devoirs. Soyez tranquille, Raymon, je les connais, et je ne vous aimais pas assez peu pour les violer sans réflexion. Il n’est pas nécessaire de m’apprendre que le mépris des hommes eût été le prix de ma faute ; je le savais bien. Je n’ignorais pas que la tache serait profonde, indélébile, cuisante ; que je serais repoussée de toutes parts, maudite, couverte de honte, et que je ne trouverais plus un seul ami pour me plaindre et me consoler. La seule erreur où j’étais tombée, c’était la confiance que vous m’ouvririez vos bras, et que là vous m’aideriez à oublier le mépris, la misère et l’abandon. Le seule chose que je n’eusse pas prévue, c’est que vous refuseriez peut-être mon sacrifice après me l’avoir laissé consommer. Je m’étais imaginé que cela ne se pouvait pas. J’allais chez vous avec la prévision que vous me repousseriez d’abord par principe et par devoir, mais avec la conviction qu’en apprenant les conséquences inévitables de ma démarche, vous vous croiriez forcé de m’aider à les supporter. Non, en vérité, je n’aurais jamais pensé que vous m’abandonneriez seule aux suites d’une si périlleuse résolution, et que vous m’en laisseriez recueillir les fruits amers, au lieu de me recevoir dans votre sein et de me faire un rempart de votre amour.

« Comme je les eusse défiées, alors, ces lointaines rumeurs d’un monde impuissant à me nuire ! comme j’aurais bravé la haine, forte de votre affection ! comme le remords eût été faible, et comme la passion que vous m’eussiez inspirée eût étouffé sa voix ! Occupée de vous seul, je me serais oubliée ; fière de votre cœur, je n’aurais pas eu le temps de rougir du mien. Un mot de vous, un regard, un baiser, auraient suffi pour m’absoudre, et le souvenir des hommes et des lois n’eût pas pu trouver sa place dans une pareille vie. C’est que j’étais folle ; c’est que, selon votre expression cynique, j’avais appris la vie dans les romans à l’usage des femmes de chambre, dans ces riantes et puériles fictions où l’on intéresse le cœur au succès de folles entreprises et d’impossibles félicités. C’est horriblement vrai, Raymon, ce que vous avez dit là ! Ce qui m’épouvante et me terrasse, c’est que vous avez raison.

« Ce que je n’explique pas aussi bien, c’est que l’impossibilité n’ait pas été égale pour nous deux ; c’est que moi, faible femme, j’aie puisé dans l’exaltation de mes sentiments la force de me placer seule dans une situation d’invraisemblance et de roman, et que vous, homme de cœur, vous n’ayez pas trouvé dans votre volonté celle de m’y suivre. Pourtant, vous aviez partagé ces rêves d’avenir, vous aviez consenti à ces illusions, vous aviez nourri en moi cet espoir impossible à réaliser. Depuis longtemps vous écoutiez mes projets d’enfant, mes ambitions de pygmée, avec le sourire sur les lèvres et la joie dans les yeux, et vos paroles étaient toutes d’amour et de reconnaissance. Vous aussi, vous fûtes aveugle, imprévoyant, fanfaron. Comment se fait-il que la raison ne vous soit revenue qu’à la vue du danger ? Moi, je croyais que le danger fascinait les yeux, exaltait la résolution, enivrait la peur ; et voilà que vous avez tremblé au moment de la crise ! N’avez-vous donc, vous autres, que le courage physique qui affronte la mort ? n’êtes-vous pas capables de celui de l’esprit qui accepte le malheur ? Vous qui expliquez tout si admirablement, expliquez-moi cela, je vous prie.

« C’est peut-être que votre rêve n’était pas comme le mien ; c’est que chez moi le courage c’était l’amour. Vous vous étiez imaginé que vous m’aimiez, et vous vous êtes réveillé surpris d’une telle erreur, le jour où je marchai confiante à l’abri de la mienne. Grand Dieu ! quelle étrange illusion fut la vôtre, puisque vous ne prévîtes pas alors tous les obstacles qui vous frappèrent au moment d’agir ! puisque vous ne m’en avez dit le premier mot que lorsqu’il n’était plus temps !

« Pourquoi vous ferais-je des reproches à présent ? Est-on responsable des mouvements de son cœur ? a-t-il dépendu de vous de m’aimer toujours ? Non, sans doute. Mon tort est de n’avoir pas su vous plaire plus longtemps et plus réellement. J’en cherche la cause et ne la trouve point dans mon cœur ; mais enfin elle existe apparemment. Peut-être vous ai-je trop aimé, peut être ma tendresse fut importune et fatigante. Vous étiez homme, vous aimiez l’indépendance et le plaisir. Je fus un fardeau pour vous. J’essayai quelquefois d’assujettir votre vie. Hélas ! ce furent là des torts bien chétifs pour un si cruel abandon !

« Jouissez donc de cette liberté rachetée aux dépens de toute mon existence, je ne la troublerai plus. Pourquoi ne m’aviez-vous pas donné plus tôt cette leçon ? Le mal eût été moins grand pour moi, et pour vous aussi peut-être.

« Soyez heureux, c’est le dernier vœu que formera mon cœur brisé. Ne m’exhortez plus à penser à Dieu ;