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INDIANA.

laissez ce soin aux prêtres qui ont à émouvoir le cœur endurci des coupables. Pour moi, j’ai plus de foi que vous : je ne sers pas le même dieu, mais je le sers mieux et plus purement. Le vôtre, c’est le dieu des hommes, c’est le roi, le fondateur et l’appui de votre race ; le mien, c’est le Dieu de l’univers, le créateur, le soutien et l’espoir de toutes les créatures. Le vôtre a tout fait pour vous seuls ; le mien a fait toutes les espèces les unes pour les autres. Vous vous croyez les maîtres du monde ; je crois que vous n’en êtes que les tyrans. Vous pensez que Dieu vous protège et vous autorise à usurper l’empire de la terre ; moi, je pense qu’il le souffre pour un peu de temps, et qu’un jour viendra où, comme des grains de sable, son souffle vous dispersera. Non, Raymon, vous ne connaissez pas Dieu ; ou plutôt laissez-moi vous dire ce que Ralph vous disait un jour au Lagny : c’est que vous ne croyez à rien. Votre éducation, et le besoin que vous avez d’un pouvoir irrécusable pour l’opposer à la brutale puissance du peuple, vous ont fait adopter sans examen les croyances de vos pères ; mais le sentiment de l’existence de Dieu n’a point passé jusqu’à votre cœur, jamais peut-être vous ne l’avez prié. Moi, je n’ai qu’une croyance, et la seule sans doute que vous n’ayez pas : je crois en lui ; mais la religion que vous avez inventée, je la repousse : toute votre morale, tous vos principes, ce sont les intérêts de votre société que vous avez érigés en lois et que vous prétendez faire émaner de Dieu même, comme vos prêtres ont institué les rites du culte pour établir leur puissance et leur richesse sur les nations. Mais tout cela est mensonge et impiété. Moi qui l’invoque, moi qui le comprends, je sais bien qu’il n’y a rien de commun entre lui et vous, et c’est en m’attachant à lui de toute ma force que je m’isole de vous, qui tendez sans cesse à renverser ses ouvrages et à souiller ses dons. Allez, il vous sied mal d’invoquer son nom pour anéantir la résistance d’une faible femme, pour étouffer la plainte d’un cœur déchiré. Dieu ne veut pas qu’on opprime et qu’on écrase les créatures de ses mains. S’il daignait descendre jusqu’à intervenir dans nos chétifs intérêts, il briserait le fort et relèverait le faible ; il passerait sa grande main sur nos têtes inégales et les nivellerait comme les eaux de la mer ; il dirait à l’esclave : « Jette la chaîne, et fuis sur les monts où j’ai mis pour toi des eaux, des fleurs et du soleil. » Il dirait aux rois : « Jetez la pourpre aux mendiants pour leur servir de natte, et allez dormir dans les vallées où j’ai étendu pour vous des tapis de mousse et de bruyère, » Il dirait aux puissants : « Courbez le genou, et portez le fardeau de vos frères débiles ; car désormais vous aurez besoin d’eux, et je leur donnerai la force et le courage. » Oui, voilà mes rêves ; ils sont tous d’une autre vie, d’un autre monde, où la loi du brutal n’aura point passé sur la tête du pacifique, où du moins la résistance et la fuite ne seront pas des crimes, où l’homme pourra échapper à l’homme, comme la gazelle échappe à la panthère, sans que la chaîne des lois soit tendue autour de lui pour le forcer à venir se jeter sous les pieds de son ennemi, sans que la voix du préjugé s’élève dans sa détresse pour insulter à ses souffrances et lui dire : « Vous serez lâche et vil pour n’avoir pas voulu fléchir et ramper. »

« Non, ne me parlez pas de Dieu, vous surtout, Raymon ; n’invoquez pas son nom pour m’envoyer en exil et me réduire au silence. En me soumettant, c’est au pouvoir des hommes que je cède. Si j’écoutais la voix que Dieu a mise au fond de mon cœur, et ce noble instinct d’une nature forte et hardie, qui peut-être est la vraie conscience, je fuirais au désert, je saurais me passer d’aide, de protection et d’amour ; j’irais vivre pour moi seule au fond de nos belles montagnes ; j’oublierais les tyrans, les injustes et les ingrats. Mais, hélas ! l’homme ne peut se passer de son semblable, et Ralph lui-même ne peut pas vivre seul.

« Adieu, Raymon, puissiez-vous vivre heureux sans moi ! Je vous pardonne le mal que vous me faites. Parlez quelquefois de moi à votre mère, la meilleure femme que j’aie connue. Sachez bien qu’il n’y a contre vous ni dépit ni vengeance dans mon cœur ; ma douleur est digne de l’amour que j’eus pour vous.

Indiana. »

L’infortunée se vantait. Cette douleur profonde et calme n’était que le sentiment de sa propre dignité lorsqu’elle s’adressait à Raymon ; mais, seule, elle se livrait en liberté à son impétuosité dévorante. Parfois, cependant, je ne sais quelles lueurs d’espoir aveugle venaient briller à ses yeux troublés. Peut- être ne perdit-elle jamais un reste de confiance en l’amour de Raymon, malgré les cruelles leçons de l’expérience, malgré les terribles pensées qui chaque jour lui représentaient la froideur et la paresse de cet homme quand il ne s’agissait plus pour lui de ses intérêts ou de ses plaisirs. Je crois que si Indiana eût voulu comprendre la sèche vérité, elle n’eût pas traîné jusque-là un reste de vie épuisée et flétrie.

La femme est imbécile par nature ; il semble que, pour contre-balancer l’éminente supériorité que ses délicates perceptions lui donnent sur nous, le ciel ait mis à dessein dans son cœur une vanité aveugle, une idiote crédulité. Il ne s’agit peut-être, pour s’emparer de cet être si subtil, si souple et si pénétrant, que de savoir manier la louange et chatouiller l’amour-propre. Parfois les hommes les plus incapables d’un ascendant quelconque sur les autres hommes en exercent un sans bornes sur l’esprit des femmes. La flatterie est le joug qui courbe si bas ces têtes ardentes et légères. Malheur à l’homme qui veut porter la franchise dans l’amour ! il aura le sort de Ralph.

Voilà ce que je vous répondrais si vous me disiez qu’Indiana est un caractère d’exception, et que la femme ordinaire n’a, dans la résistance conjugale, ni cette stoïque froideur ni cette patience désespérante. Je vous dirais de regarder le revers de la médaille, et de voir la misérable faiblesse, l’inepte aveuglement dont elle fait preuve avec Raymon. Je vous demanderais où vous avez trouvé une femme qui ne fût pas aussi habile à tromper que facile à l’être ; qui ne sût pas renfermer dix ans au fond de son cœur le secret d’une espérance risquée légèrement un jour de délire, et qui ne redevint pas aux bras d’un homme, aussi puérilement faible qu’elle sait être invincible et forte aux bras d’un autre.

XXIV.

L’intérieur de madame Delmare était cependant devenu plus paisible. Avec les faux amis avaient disparu beaucoup des difficultés qui, sous la main féconde de ces officieux médiateurs, s’envenimaient jadis de toute la chaleur de leur zèle. Sir Ralph, avec son silence et sa non-intervention apparente, était plus habile qu’eux tous à laisser tomber ces riens de la vie intime qui se ballonnent au souffle obligeant du commérage. Indiana vivait d’ailleurs presque toujours seule. Son habitation était située dans les montagnes, au-dessus de la ville, et chaque matin M. Delmare, qui avait un entrepôt de marchandises sur le port, allait pour tout le jour s’occuper de son commerce avec l’Inde et la France. Sir Ralph, qui n’avait d’autre domicile que le leur, mais qui trouvait moyen d’y répandre l’aisance sans qu’on s’aperçût de ses dons, s’occupait de l’étude de l’histoire naturelle ou surveillait les travaux de la plantation ; Indiana, revenue aux nonchalantes habitudes de la vie créole, passait les heures brûlantes du jour dans son hamac, et celles de ses longues soirées dans la solitude des montagnes.

Bourbon n’est, à vrai dire, qu’un cône immense dont la base occupe une circonférence d’environ quarante lieues, et dont les gigantesques pitons, couverts d’une neige éternelle, s’élèvent à la hauteur de seize cents toises. De presque tous les points de cette masse imposante, l’œil découvre au loin, derrière les roches aiguës, derrière les vallées étroites et les forêts verticales, l’horizon uni que la mer embrasse de sa ceinture bleue. Des fenêtres de sa chambre, Indiana apercevait, entre deux pointes de roches, grâce à l’échancrure d’une montagne boisée dont le versant répondait à celle où l’habitation était située, les voiles blanches qui croisaient sur l’Océan indien. Durant les heures silencieuses de la journée, ce spectacle attirait ses regards et donnait à sa mélancolie une teinte de désespoir uniforme et fixe. Cette vue splen-