Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/45

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
MAUPRAT.

liez à cœur ouvert. Je suis le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à qui vous puissiez tout dire sous le sceau d’une amitié aussi sacrée que le secret de la confession catholique peut l’être. Répondez-moi donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et Bernard Mauprat ! — Comment ce qui est inévitable serait-il impossible ? dit Edmée. Il n’est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière ; rien de plus possible que de se vouer au malheur et au désespoir ; rien de plus possible, par conséquent, que d’épouser Bernard Mauprat. — Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette union absurde et déplorable, s’écria l’abbé. Vous, la femme et l’esclave de ce coupe-jarret ! Edmée, vous disiez tout à l’heure que vous ne supporteriez pas plus la violence de l’amant que le soufflet du mari. — Vous pensez qu’il me battrait ? — S’il ne vous tuait pas ! — Oh ! non, répondit-elle d’un air mutin en faisant sauter son couteau dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie ! — Vous riez, Edmée, ô mon Dieu ! vous riez à la pensée d’un tel hymen ! Mais quand même cet homme aurait de l’affection et des égards pour vous, songez-vous à l’impossibilité de vous entendre, à la grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage ? Le cœur se lève de dégoût à l’idée d’une telle association ; et dans quelle langue lui parleriez-vous, grand Dieu ? »

Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon panégyriste ; mais je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles.

« Je sais fort bien qu’au bout de trois jours je n’aurai certainement rien de mieux à faire que de me couper la gorge ; mais puisque, d’une manière ou de l’autre, il faut que cela arrive, pourquoi n’irais-je pas devant moi jusqu’à l’heure inévitable ? Je vous avoue que j’ai un peu de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n’en sont pas revenus. Moi, j’ai été, non y subir la mort, mais me fiancer avec elle. Eh bien ! j’irai jusqu’au jour de mes noces, et, si Bernard m’est trop odieux, je me tuerai après le bal.

— Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l’abbé fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce mariage ; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi vous l’aviez donnée. C’est cette promesse-là qui seule est valide. — Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me relèvera de ma parole sans que je prenne la peine de le lui demander ; dès qu’il saura que j’ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne sera pas besoin d’autre explication. — Il faudrait qu’il fût bien indigne de l’estime que je lui porte s’il croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes sortie pure. — Grâce à Bernard ! dit Edmée ; car enfin je lui dois de la reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est grande et inconcevable de la part d’un coupe-jarret. — Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l’éducation eût pu développer dans ce jeune homme, et c’est à cause de ce bon côté qu’il est possible de lui faire entendre raison. — Pour s’instruire ? jamais il n’y consentira ; et, quand il s’y prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est fait à la vie animale, l’esprit ne peut plus se plier aux règles de l’intelligence. — Je le crois, aussi je ne parle pas de cela. Je parle d’avoir une explication avec lui et de lui faire comprendre que son honneur l’engage à vous rendre votre promesse et à prendre son parti sur votre mariage avec M. de La Marche ; ou ce n’est qu’une brute indigne de toute estime et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et s’exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous m’avez imposé, autorisez-moi à m’ouvrir à lui, et je vous réponds du succès.

— Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée, et d’ailleurs je n’y saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j’agissais comme vous voulez, de croire que je l’ai indignement joué jusqu’ici. — Eh bien ! il est un dernier moyen ; c’est de vous confier à l’honneur et à la sagesse de M. de la Marche. Qu’il juge librement votre situation, et qu’il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S’il a la lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste pour dernière ressource de vous mettre à l’abri des violences de Bernard derrière les grilles d’un couvent. Vous y resterez pendant quelques années ; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous oubliera ; on vous rendra votre liberté. — C’est en effet le seul parti raisonnable, et j’y ai déjà songé ; mais il n’est pas temps encore d’y recourir. — Sans doute. Il faut tenter l’aveu à M. de La Marche. S’il est homme de cœur, comme je n’en doute pas, il vous prendra sous sa protection, et il se chargera d’éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par l’autorité. — Quelle autorité, l’abbé, s’il vous plaît ? — L’autorité qu’un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos mœurs, l’honneur et l’épée. — Ah ! l’abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang ! Eh bien ! voilà ce que j’ai voulu éviter jusqu’ici, ce que j’éviterai, dût-il m’en coûter la vie et l’honneur ! Je ne veux pas de conflit entre ces deux hommes. — Je le conçois ; l’un des deux vous est cher à juste titre. Mais évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La Marche — Il serait donc pour Bernard ! s’écria Edmée avec force. Eh bien ! j’aurais horreur de M. de La Marche s’il provoquait en duel ce pauvre enfant, qui ne sait manier qu’un bâton ou une fronde. Comment de telles idées peuvent-elles vous venir, à vous, l’abbé ! il faut que vous haïssiez bien ce malheureux Bernard ! Et moi, qui le ferais égorger par mon mari pour le remercier de m’avoir sauvée au péril de sa vie ! Non, non, je ne souffrirai ni qu’on le provoque, ni qu’on l’humilie, ni qu’on l’afflige. C’est mon cousin, c’est un Mauprat, c’est presque un frère. Je ne souffrirai pas qu’on le chasse de cette maison ; j’en sortirai plutôt moi-même. — Voilà de très-généreux sentiments, Edmée, répondit l’abbé. Mais avec quelle chaleur vous les exprimez ! J’en demeure confondu, et, si je ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée. — Eh bien ! dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine brusquerie. — Je la dirai si vous l’exigez ; c’est que vous semblez porter à ce jeune homme un plus vif intérêt qu’à M. de la Marche, et j’aurais aimé à rester dans la persuasion contraire.

— Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien ? dit Edmée en souriant ; n’est-ce pas le pécheur endurci dont les yeux n’ont pas vu la lumière ? — Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de la Marche ? Ne plaisantez pas, au nom du ciel ! — Si par aimer, répondit-elle d’un ton sérieux, vous entendez avoir confiance et amitié, j’aime M. de La Marche ; ou bien, si vous entendez avoir compassion et sollicitude, j’aime Bernard. Reste à savoir laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde, l’abbé ; moi, je m’en inquiète peu ; car je sens que je n’aime qu’une personne avec passion, c’est mon père, et qu’une chose avec enthousiasme, c’est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et le dévouement du lieutenant-général ; je souffrirai du chagrin que je serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis être sa femme ; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance du désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera aisément. Je ne plaisante pas, l’abbé ; M. de la Marche est un homme léger et un peu froid. — Si vous ne l’aimez pas plus que cela, tant mieux ; c’est une souffrance de moins parmi tant de souffrances ; et pourtant je perds, en apprenant cette indifférence, le dernier espoir que j’eusse conservé de vous voir échapper à Bernard Mauprat. — Allons, ami, ne vous désolez point : ou Bernard sera sensible à l’amitié et à la loyauté, et il s’amendera, ou je lui échapperai. — Mais par quelle issue ? — Par la porte du couvent ou par celle du cimetière. »

En parlant ainsi d’un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure noire, qui s’était déroulée sur ses épaules, et dont une partie couvrait son visage pâle. « Allons, dit-elle, Dieu viendra à notre aide ; c’est folie et impiété que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des