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MAUPRAT.

— Hum ! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous. Singulier, cela ! Étonnant, capitaine, étonnant, cela ! »

Après quelques instants de silence : « Pas de revenants, s’écria-t-il en secouant la tête, jamais de revenants ; d’ailleurs, pourquoi mort, Jean ? pas mort ! Deux Mauprat encore. Qui le sait ? Où diable ? Pas de revenants ; et mon maître fou ? jamais. Malade ? non. »

Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement la corde qui servait de rampe à l’escalier, m’engageant à rester en bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je n’hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre premier soin fut de visiter le lit : mais, pendant que nous causions dans la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de lisser les couvertures.

« Qui donc avait couché là ? lui dit Marcasse avec sa prudence accoutumée. — Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l’abbé Aubert, du temps qu’ils y venaient. — Mais aujourd’hui ou hier, par exemple ? reprit Marcasse. — Oh ! hier et aujourd’hui, personne, monsieur ; car il y a bien deux ans que M. le chevalier n’est venu, et, pour M. l’abbé, il n’y couche jamais depuis qu’il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez nous, et s’en retourne le soir. — Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement. — Ah, dame ! monsieur, répondit-elle, ça se peut, je ne sais comment on l’a laissé la dernière fois qu’on y a couché ; je n’y ai pas fait attention en mettant les draps ; tout ce que je sais, c’est qu’il y avait le manteau à M. Bernard, qu’il avait jeté dessus. — Mon manteau ? m’écriai-je, il est resté à l’écurie. — Et le mien aussi, dit Marcasse ; je viens de les rouler tous les deux et de les placer sur le coffre à l’avoine.

— Vous en aviez donc deux ? reprit la servante ; car je suis sûre d’en avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf ! » Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d’un galon d’or. Celui de Marcasse était gris-clair. Ce n’était donc pas un de nos manteaux apportés un instant et rapportés à l’écurie par le garçon. « Mais qu’en avez-vous fait ? dit le sergent. — Ma foi, monsieur, je l’ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse fille ; mais vous l’avez donc repris pendant que j’allais chercher de la chandelle ? car je ne le vois plus. »

Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous feignîmes d’en avoir besoin, ne niant pas qu’il fut le nôtre. La servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla demander au garçon ce qu’il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le lit ni dans la chambre ; le garçon n’était pas même monté. Toute la ferme fut en émoi, craignant que quelqu’un ne fût accusé de vol. Nous demandâmes si un étranger n’était pas venu à la Roche-Mauprat et n’y était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens n’avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau perdu en leur disant que Marcasse l’avait roulé par mégarde dans les deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de l’explorer à notre aise ; car il était à peu près évident, dès lors, que je n’avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou un homme qui lui ressemblait et que j’avais pris pour lui.

Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous ses mouvements.

« Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil ; le vieux chien n’a pas oublié le vieux métier ; s’il y a un trou, un trou grand comme la main, n’ayez peur. À toi, vieux chien ! n’ayez peur ! »

Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s’obstina à gratter la muraille à l’endroit où j’avais vu l’apparition ; il tressaillait chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du lambris ; puis il agitait sa queue de renard d’un air satisfait, revenait vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya d’insinuer son épée dans quelque fente ; rien ne céda. Néanmoins une porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée pouvaient cacher un coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver le ressort qui faisait jouer cette coulisse ; mais cela nous fut impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux grandes heures. Nous essayâmes vainement d’ébranler le panneau, il rendait le même son que les autres ; tous étaient sonores, et indiquaient que la boiserie n’était pas posée immédiatement sur la maçonnerie ; mais elle pouvait n’en être éloignée que de quelques lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s’arrêta et me dit : « Nous sommes bien fous ; quand nous chercherions jusqu’à demain, nous ne trouverions pas un ressort, s’il n’y en pas ; et quand nous cognerions, nous n’enfoncerions pas la porte, s’il y a derrière de grosses barres de fer, comme j’en ai vu déjà dans d’autres vieux manoirs.

— Nous pourrions, lui dis-je, trouver l’issue, s’il en existe une, en nous servant de la cognée ; mais pourquoi, sur la simple indication de ton chien qui gratte le mur, t’obstiner à croire que Jean Mauprat, ou l’homme qui lui ressemble, n’est pas entré et sorti par la porte ? — Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti ! non, sur mon honneur ! car, comme la servante descendait, j’étais sur l’escalier, brossant mes souliers ; quand j’entendis tomber quelque chose ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade ; personne dedans ni dehors, sur mon honneur ! — En ce cas, j’ai rêvé de mon diable d’oncle, et la servante a rêvé d’un manteau noir ; car, à coup sûr, il n’y a pas ici de porte secrète ; et quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants et morts, en auraient la clef, que nous fait cela ? Sommes-nous attachés à la police pour nous enquérir de ces misérables ? et si nous les trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir plutôt que de les livrer à la justice ? Nous avons nos armes, nous ne craignons pas qu’ils nous assassinent cette nuit ; et s’ils s’amusent à nous faire peur, ma foi, malheur à eux ! je ne connais ni parents ni alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous servir l’omelette que les braves gens du domaine nous préparent ; car si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous croire fous. »

Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction ; je ne sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver malade et tomber en convulsion.

« Oh ! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m’a guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se frotter à moi. »

L’hidalgo fut forcé de me laisser seul. J’amorçai mes pistolets et je les plaçai à portée de ma main sur la table ; mais ces précautions furent en pure perte ; rien ne troubla le silence de la chambre, et les lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d’argent noirci, ne furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et, joyeux de me trouver aussi gai qu’il m’avait laissé, prépara notre souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin qui faisait l’effet d’une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles d’excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu’il mettait le pied à l’étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper avec nous, pour causer d’affaires le moins ennuyeusement possible. « À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois ; les manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat, vous faites de même, monsieur Bernard, et c’est bien. — Oui, monsieur, lui répondis-je très-froidement ; mais je le fais avec ceux qui me doivent de l’argent, et non avec ceux à qui j’en dois. » Cette réponse et le mot de monsieur l’intimidèrent tellement qu’il fit beaucoup de façons