Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
MAUPRAT.

quand, après avoir failli être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai à la poursuite d’Edmée avec une colère aveugle. Je l’atteignis, et je pris la bride de sa jument en m’écriant :

— Arrêtez-vous, Edmée, je le veux ! Vous n’irez pas plus loin. »

En même temps je secouai si rudement les rênes que son cheval se révolta. Elle perdit l’équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta légèrement entre nos deux chevaux, au risque d’être blessée. Je fus à terre presque aussitôt qu’elle, et je repoussai vivement les chevaux. Celui d’Edmée, qui était fort doux, s’arrêta et se mit à brouter. Le mien s’emporta et disparut. Tout cela fut l’affaire d’un instant.

J’avais reçu Edmée dans mes bras ; elle se dégagea, et me dit avec sécheresse :

— Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui en avez-vous ? »

Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le mors aux dents, et que je craignais qu’il ne lui arrivât malheur en s’abandonnant de la sorte à l’ardeur de la course.

« Et pour me sauver vous me faites tomber, au risque de me tuer, répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.

— Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, » lui dis-je. Et sans attendre sa permission je la pris dans mes bras et je l’enlevai de terre.

« Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi, s’écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n’ai pas besoin de vos services. »

Mais il ne m’était plus permis d’obéir. Ma tête se perdait ; mes bras se crispaient autour de la taille d’Edmée, et c’était en vain que j’essayais de les en détacher ; mes lèvres effleurèrent son sein malgré moi ; elle pâlit de colère.

« Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que je suis malheureux de t’offenser toujours et d’être haï de plus en plus à mesure que je t’aime davantage ! »

Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère, habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie inflexible. Ce n’était plus la jeune fille tremblante, fortement inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que j’avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat ; c’était une femme intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de permettre une espérance audacieuse. D’ailleurs, c’était la femme qui se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement, elle leva sa cravache sur moi, et me menaça de me tracer une marque d’ignominie sur le visage si j’osais toucher seulement à son étrier.

Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d’elle pour retrouver son chemin, elle s’écria :

« Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés ! Voyez, monsieur, voyez où nous sommes ! »

Je regardai à mon tour, et vis que nous étions à la lisière du bois, sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j’aperçus la porte de la tour qui s’ouvrait comme une bouche noire derrière le feuillage verdoyant.

Je fus pris d’un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s’accomplit dans le cerveau de l’homme, alors que l’âme est aux prises avec les sens et qu’une partie de son être cherche à étouffer l’autre ? Dans une organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, croyez-le bien ; et n’imaginez pas que la volonté joue un rôle secondaire chez les natures emportées ; c’est une sotte habitude que de dire à un homme épuisé dans de semblables combats : « Vous auriez dû vous vaincre. »

XXII.

Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l’aspect inattendu de la tour Gazeau ? Je ne l’avais vue que deux fois dans ma vie ; deux fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement émouvantes, et ces scènes n’étaient rien encore auprès de ce qui m’était destiné à cette troisième rencontre ; il est des lieux maudits !

Il me sembla voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux Mauprat qui l’avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même ! J’eus horreur de ce que j’éprouvais, et je compris pourquoi Edmée ne m’aimait pas. Mais, comme s’il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions grandir en raison de l’effort de ma volonté pour les vaincre. J’avais terrassé toutes les autres intempérances ; il n’en restait en moi presque plus de traces. J’étais sobre, j’étais, sinon doux et patient, du moins affectueux et sensible ; je concevais au plus haut point les lois de l’honneur et le respect de la dignité d’autrui ; mais l’amour était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout ce que j’avais acquis de moralité et de délicatesse ; c’était le lien entre l’homme ancien et l’homme nouveau, lien indissoluble et dont le milieu mêlait presque impossible à trouver.

Debout devant Edmée, qui s’apprêtait à me laisser seul et à pied, furieux de la voir m’échapper pour la dernière fois, car, après l’offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne braverait le danger d’être seule avec moi, je la regardais d’une manière effrayante. J’étais pâle, mes poings se contractaient ; je n’avais qu’à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l’eût arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment d’abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre, par la possession d’un instant, le feu qui me dévorait depuis sept années ! Edmée n’a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette minute d’angoisses ; j’en garde un éternel remords ; mais Dieu seul en sera juge, car je triomphai, et cette pensée de mal fut la dernière de ma vie. À cette pensée d’ailleurs se borna tout mon crime ; le reste fut l’ouvrage de la fatalité.

Saisi d’effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains avec désespoir, je m’enfuis par le sentier qui m’avait amené, sans savoir où j’allais, mais comprenant qu’il fallait me soustraire à ces tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l’odeur des bois enivrante ; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage : il fallait fuir ou succomber. Edmée m’ordonnait, d’un geste impérieux, de m’éloigner de sa présence. L’idée de tout autre danger que celui qu’elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma pensée ni à la sienne ; je m’enfonçai dans le bois. Je n’avais pas franchi l’espace de trente pas qu’un coup de feu partit du lieu où je laissais Edmée. Je m’arrêtai glacé d’épouvante sans savoir pourquoi, car au milieu d’une battue un coup de fusil n’était pas chose étrange ; mais j’avais l’âme si lugubre que rien ne pouvait me sembler indifférent. J’allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au risque de l’offenser encore, lorsqu’il me sembla entendre un gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m’élançai et puis je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut quelques minutes pour triompher de ma faiblesse ; mon cerveau était plein d’images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus l’illusion de la réalité ; en plein soleil je marchais à tâtons parmi les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l’abbé ; il était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier ayant été se placer avec sa voiture au passage du lancer, et n’ayant pas vu sa fille parmi les chasseurs, avait été saisi de crainte. L’abbé s’était jeté à la hâte dans le bois, et bientôt retrouvant la trace de nos chevaux, il venait s’informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant