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MAUPRAT.

L’issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste. Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur qu’il était difficile de croire qu’ils n’eussent point vu réellement un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la première entrevue de l’abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d’un sien frère en religion qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon avocat, et il alla en conférer tout bas avec l’abbé, qui était sur le banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent. Quand ce fut au tour de l’abbé à parler, il se tourna vers moi d’un air d’angoisse ; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux questions de formalité avec trouble et d’une voix éteinte. Il fit un grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le fit en ces termes :

« J’étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me pria de descendre de voiture et d’aller voir ce qu’était devenue sa fille Edmée, qui s’était écartée de la chasse depuis un temps assez long pour lui causer de l’inquiétude. Je courus assez loin et trouvai à trente pas de la tour Gazeau M. Bernard de Mauprat dans un grand désordre. Je venais d’entendre un coup de feu. Je vis qu’il n’avait plus sa carabine ; il l’avait jetée (déchargée, comme le fait a été constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu’à mademoiselle de Mauprat que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L’homme qui nous avait devancés et qui était près d’elle en cet instant pourrait seul nous dire les paroles qu’il a pu recueillir de sa bouche. Elle était sans connaissance quand je la vis.

— Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le président ; car il existe, dit-on, une liaison d’amitié entre vous et ce paysan instruit qu’on appelle Patience. »

L’abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n’étaient pas ici en contradiction avec les lois de la procédure ; si des juges avaient le droit de demander à un homme la révélation d’un secret confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment.

« Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute la vérité, lui répondit-on ; c’est à vous de savoir si ce serment n’est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire précédemment.

— Mais si j’avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession, dit l’abbé, vous ne m’exhorteriez certainement pas à la révéler.

— Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus personne, monsieur l’abbé. »

À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel qu’autrefois je l’avais vu se tordant de rire à la vue des souffrances et des pleurs.

L’abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques instants les yeux baissés. On le crut humilié ; mais, au moment où il se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du prêtre. « Tout bien considéré, dit-il d’un ton fort doux, je crois que ma conscience m’ordonne de taire cette révélation, je la tairai. — Aubert, dit l’avocat du roi avec emportement, vous ignorez apparemment les peines portées par la loi contre les témoins qui se conduisent comme vous le faites. — Je ne les ignore pas, répondit l’abbé d’un ton plus doux encore. — Et sans doute votre intention n’est pas de les braver ? — Je les subirai s’il le faut, » repartit l’abbé avec un imperceptible sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble que toutes les femmes s’émurent. Les femmes sont d’excellents appréciateurs des choses délicatement belles. « C’est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce système de silence ? — Peut-être, répondit l’abbé. — Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l’assassinat de mademoiselle de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d’entendre les paroles qu’elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la lucidité de ses idées ? — Je ne vous dirai rien de cela, répondit l’abbé. Il serait contre mes affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas d’idée lucide, n’auraient été prononcées que dans l’épanchement d’une amitié toute filiale. — C’est fort bien, dit l’avocat du roi en se levant ; la cour sera par nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage enjoignant l’incident au fond. — Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne qu’Aubert soit arrêté et conduit en prison. »

L’abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l’assemblée, malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui fulminaient tout bas contre l’hérétique.

Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu’on avait subornés jouèrent leur rôle très-faiblement en public), mademoiselle Leblanc comparut pour couronner l’œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait d’ailleurs des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit d’écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que s’arrogent les laquais, habile d’ailleurs aux interprétations et féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart des faits qu’elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle manière, sept ans auparavant, j’étais arrivé au château de Sainte-Sévère à la suite de mademoiselle de Mauprat, que j’avais soustraite à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles. (Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce d’antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme qui est dans cette enceinte, et qui de grand pécheur est devenu un grand saint.) Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse ? Il l’avait déshonorée, messieurs ; et toute la suite des jours de la pauvre demoiselle s’est passée dans les larmes et dans la honte, à cause de la violence qu’elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche, qu’elle aimait à la passion, et qui l’aimait de même : elle a refusé toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept ans, et tout cela par point d’honneur, car elle détestait M. Bernard. Dans les commencements elle voulait se tuer ; car elle avait fait aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est là pour le dire, s’il veut s’en souvenir) elle se serait tuée certainement si je n’avais jeté ce couteau dans le puits de la maison. Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son persécuteur ; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu’elle l’a eu, sous son oreiller ; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa chambre, et plusieurs fois je l’ai vue rentrer pâle et près de s’évanouir, tout essoufflée, comme une personne qui vient d’être poursuivie et d’avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a pris de l’éducation et des manières, mademoiselle, voyant qu’elle ne pouvait pas avoir d’autre mari, puisqu’il parlait toujours de tuer tous ceux qui se présenteraient, espéra qu’il se corrigerait de sa férocité, et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le soigna même pendant sa maladie, non pas qu’elle l’aimât et l’estimât autant qu’il a plu à M. Marcasse de le dire dans sa version ; mais elle craignait toujours que dans son délire il ne trahît devant les domestiques ou devant son père le secret de l’affront qu’il lui avait fait, et qu’elle avait grand soin de cacher par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien comprendre cela. Quand la famille fut passer l’hiver de 77 à Paris, M. Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de La Marche que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après cela elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu’elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais. De colère et de chagrin, car on ne peut pas nier qu’il n’en fût amoureux