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MAUPRAT.

comme un tigre, il partit pour l’Amérique, et, pendant les six ans qu’il y passa, ses lettres le montrèrent fort amendé. Quand il revint, mademoiselle avait pris son parti d’être vieille fille, et elle était redevenue très-tranquille. M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez bon enfant. Mais, à force de la voir tous les jours et d’être sans cesse appuyé sur le dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu’il en est redevenu si amoureux que la tête lui en a parti. Je ne veux pas trop l’accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux Petites-Maisons plutôt qu’à la potence. Il criait et rugissait toute la nuit, et lui écrivait des lettres si bêtes qu’elle les lisait en souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en voici une que j’ai trouvée sur elle quand je l’ai déshabillée après le malheureux événement ; elle a été percée par une balle et tachée de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait souvent l’intention de tuer mademoiselle. »

Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui produisit sur les assistants un mouvement d’horreur, sincère chez quelques-uns, affecté chez beaucoup d’autres.

Avant qu’on le lût, elle acheva sa déposition, et la termina par des assertions qui me troublèrent profondément ; car je ne distinguais plus la limite entre la réalité et la perfidie. « Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la vie et la mort. Elle n’en relèvera certainement pas, quoi qu’en disent messieurs les médecins. J’ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade qu’à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui ne l’ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les blessures vonl mal, et que la tête va mieux qu’on ne dit. Mademoiselle déraisonne fort rarement, et, si elle a à déraisonner, c’est en présence de ces messieurs qui la troublent et l’effraient. Elle fait alors tant d’efforts pour ne pas sembler folle quelle le devient ; mais sitôt qu’on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean, ou avec M. l’abbé, qui a fort bien pu dire ce qui en est, s’il l’a voulu, elle redevient calme, douce, sensée comme à l’ordinaire. Elle dit qu’elle souffre à en mourir, bien qu’elle prétende avec messieurs les médecins qu’elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et répète cent fois par jour : « Que Dieu lui pardonne dans l’autre vie comme je lui pardonne dans celle-ci ! Après lout, il faut bien aimer une femme pour la tuer ! J’ai eu tort de ne pas l’épouser, il m’aurait peut-être rendue heureuse ; je l’ai porté au désespoir, et il s’est vengé de moi. Chère Leblanc, garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie. Un mot indiscret le conduirait à l’échafaud, et mon père en mourrait ! » La pauvre demoiselle est loin d’imaginer que les choses en sont là, que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je voudrais taire, et qu’au lieu de venir chercher ici un appareil pour les douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c’est que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n’a pas plus sa tête que l’enfant qui vient de naître. Pour moi, j’ai fait mon devoir ; que Dieu soit mon juge ! »

Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande volubilité, mademoiselle Leblanc se rassit au milieu d’un murmure approbateur, et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.

C’était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le jour funeste. On me la présenta ; je ne pus me défendre de porter à mes lèvres l’empreinte du sang d’Edmée ; puis ayant jeté les yeux sur l’écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu’elle était de moi. La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité, qui semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits. Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et s’empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de l’emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que celle-ci : J’ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et d’aller vous tuer ! Je l’aurais fait déjà cent fois, si j’étais assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi ; car il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d’autrefois règne sur l’homme nouveau, etc. Un ssourire de délices passa sur les lèvres de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre sergent lui-même me regarda d’un air désespéré. Le public m’avait déjà condamné.

Après cet incident, l’avocat du roi eut beau jeu à déclamer un réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers incurable, comme un rejeton maudit d’une souche maudite, comme un exemple de la fatalité des méchants instincts ; et, après s’être évertué à faire de moi un objet d’horreur et d’épouvante, il essaya, pour se donner un air d’impartialité et de générosité, de provoquer en ma faveur la compassion des juges ; il voulut prouver que je n’étais pas maître de moi-même ; que ma raison, bouleversée dès l’enfance par des spectacles atroces et des principes de perversité, n’était pas complète, et n’aurait jamais pu l’être, quels qu’eussent été les circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir fait de la philosophie et de la réthorique, au grand plaisir des assistants, il conclut contre moi à la peine d’interdiction et de réclusion à perpétuité.

Quoique mon avocat fut un homme de cœur et de tête, la lettre l’avait tellement surpris, l’auditoire était si mal disposé pour moi, la cour donnait publiquement de telles marques d’incrédulité et d’impatience en l’écoutant (habitude indécente qui s’est perpétuée sur les sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle. Tout ce qu’il parut fondé à demander avec force fut un supplément d’instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n’avaient pas été remplies, de ce que la justice n’avait pas suffisamment éclairé toutes les parties de l’affaire, de ce qu’on se hâtait de juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés à s’expliquer sur la possibilité de faire entendre mademoiselle de Mauprat. Il démontra que la plus importante, la seule importante déposition était celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour et me disculper. Il demanda enfin qu’on fit des recherches pour retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat n’avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu’était devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard. Il se plaignit hautement de ce qu’on l’avait privé de tous ces moyens de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire entendre qu’il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche aveugle et rapide d’une telle procédure. Le président le rappela à l’ordre ; l’avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier frère, arrivée depuis plusieurs années auparavant. La cour se retira pour délibérer, et au bout d’une demi-heure elle rentra, et rendit contre moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.

XXVI.

Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus le coup avec un grand calme : je ne m’intéressais plus à rien sur la terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un monde meilleur : que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle arriverait un jour à l’éclaircisse-