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TEVERINO.

de leur amoureuse poursuite. Puis, quand elle eut bien montré à quel point elle était souveraine absolue et adorée de ce peuple libre, elle se couvrit la tête de son manteau, se coucha par terre, et feignit de s’endormir. Alors on vit tous ces volatiles se poser sur elle, se blottir à l’envi dans les plis de ses vêtements, et paraître magnétisés par son sommeil. Enfin, quand elle se releva, elle réitéra son stratagème, et les envoya, à l’aide d’une nouvelle pâture, s’abattre sur des bruyères, où ils disparurent et cessèrent leur babil.

Il y eut quelque chose de si gracieux et de si poétique dans toute sa pantomime, et son pouvoir sur les habitants de l’air semblait si merveilleux, que cette petite scène causa un plaisir extrême aux voyageurs. La négresse n’hésita pas à croire qu’elle assistait à un enchantement, et le curé lui-même ne put s’empêcher de sourire à la gentillesse des élèves, pour se dispenser d’applaudir leur éducatrice.

— Voilà vraiment une petite fée, dit Sabina en l’attirant auprès d’elle, et je vous déclare, Léonce, que je suis réconciliée avec ses cils d’ambre. Mignon lui avait fait tort dans mon imagination. Je l’aurais voulue brune et jouant de la guitare ; mais j’accepte maintenant cette Mignon rustique et blonde, et j’aime autant sa scène de magie avec les oiseaux que la danse des œufs. Dis-moi d’abord, ma chère enfant, comment tu t’appelles ?

— Je m’appelle Madeleine Mélèze, dite l’oiselière ou la fée aux oiseaux, pour servir Votre Altesse.

— Voilà de jolis noms, et cela te complète. Assieds-toi là près de moi, et déjeune avec nous ; pourvu, toutefois, que ton peuple d’oiseaux ne vienne pas, comme une plaie d’Égypte, dévorer notre festin.

— Oh ! ne craignez rien, Madame, mes enfants n’approchent pas de moi quand il y a d’autres personnes trop près.

— En ce cas, si tu veux conserver ton sot métier, ton gagne-pain, dit le curé d’un ton grondeur, je te conseille de ne pas te laisser accompagner si souvent dans tes promenades par certains vagabonds de rencontre ; car bientôt, à force d’être tenus en respect par la présence de ces oiseaux de passage, les oiseaux du pays ne te connaîtront plus, Madeleine.

— Mais, monsieur le curé, on vous a trompé, assurément, répondit l’oiselière, je n’ai encore eu qu’un seul compagnon de promenade, et il n’y a pas si longtemps que cela dure ; nous sommes toujours tous deux seuls ; ceux qui vous ont dit le contraire ont menti.

Le sérieux dont elle accompagna cette réponse mit Léonce en gaieté et le curé en colère.

— Voyez un peu la belle réponse ! dit-il, et si l’on peut rien trouver de plus effronté que cette petite fille !

L’oiselière leva sur le pasteur courroucé ses yeux bleus comme des saphirs et resta muette d’étonnement.

— Il me semble que vous vous trompez beaucoup sur le compte de cette enfant, dit Sabina au curé : sa surprise et sa hardiesse sont l’effet d’une candeur que vous troublerez par vos mauvaises pensées ; permettez-moi de vous le dire, monsieur le curé, vous faites, par bonne intention sans doute, tout votre possible pour lui donner l’idée du mal qu’elle n’a pas.

— Est-ce vous qui parlez ainsi, Madame ? répondit à demi-voix le curé ; vous qui, par prudence et vertu, ne vouliez pas rester en tête-à-tête avec ce noble seigneur, malgré ses bons sentiments et le voisinage de vos domestiques ?

Sabina regarda le curé avec étonnement, et ensuite Léonce d’un air de reproche et de dérision : puis elle ajouta avec un noble abandon de cœur :

— Si vous jugez ainsi le motif qui nous a fait rechercher votre société, monsieur le curé, vous devez y trouver la confirmation de ce que je pense de cette enfant : c’est que ses pensées sont plus pures que les nôtres.

— Pures tant que vous voudrez, Madame ! reprit le curé, que, dans sa pensée, Sabina avait déjà surnommé le bourru, occupée qu’elle était de retrouver les personnages de Wilhelm-Meister dans les aventures de sa promenade ; mais laissez-moi vous objecter que chez les filles de cette condition, qui vivent au hasard et comme à l’abandon, l’excès de l’innocence est le pire des dangers. Le premier venu en abuse et c’est ce qui va arriver à celle-ci, si ce n’est déjà fait.

— Elle serait confuse devant vos soupçons, au lieu qu’elle n’est qu’effrayée de vos menaces. Vous autres prêtres, vous ne comprenez rien aux femmes, et vous froissez sans pitié la pudeur du jeune âge.

— Je vous soutiens, moi, reprit le bourru, que ce qui est vrai pour les personnes de votre classe, n’est pas applicable à celle des pauvres gens. La pudeur de ces filles-là est bêtise, imprévoyance ; elles font le mal sans savoir ce qu’elles font.

— En ce cas peut-être ne le font-elles pas, et je croirais assez que Dieu innocente leurs fautes.

— C’est une hérésie, Madame.

— Comme vous voudrez, monsieur le curé. Disputons, j’y consens. Je sais bien que vous êtes meilleur que vous ne voulez en avoir l’air, et qu’au fond du cœur vous ne haïssez point ma morale.

— Eh bien, oui, nous disputerons après déjeuner, répliqua le curé.

— En attendant, dit Sabina en lui remplissant son verre avec grâce, et en lui adressant un doux regard dont il ne comprit pas la malice, vous allez m’accorder la faveur que je vais vous demander, mon cher curé bourru.

— Comment vous refuser quelque chose ? répondit-il en portant son verre à ses lèvres ; surtout si c’est une demande chrétienne et raisonnable ? ajouta-t-il lorsqu’il eut avalé la rasade de vin de Chypre.

— Vous allez faire la paix provisoirement avec la fille aux oiseaux, reprit lady G… Je la prends sous ma protection ; vous ne la mettrez pas en fuite, vous ne lui adresserez aucune parole dure ; vous me laisserez le soin de la confesser tout doucement, et, d’après le compte que je vous rendrai d’elle, vous serez indulgent ou sévère, selon ses mérites.

— Eh bien, accordé ! répondit le curé, qui se sentait plus dispos et de meilleure humeur, à mesure qu’il contentait son robuste appétit. Voyons, dit-il en s’adressant à Madeleine qui causait avec Léonce, je te pardonne pour aujourd’hui, et je te permets de venir à confesse demain, à condition que, dès ce moment, tu te soumettras à toutes les prescriptions de cette noble et vertueuse dame, qui veut bien s’intéresser à toi et t’aider à sortir du péché.

Le mot de péché produisit sur Madeleine le même effet d’étonnement et de doute que les autres fois ; mais, satisfaite de la bienveillance de son pasteur et surtout de l’intérêt que lui témoignait la noble dame, elle fit la révérence à l’un et baisa la main de l’autre. Interrogée par Léonce sur les procédés qu’elle employait pour captiver l’amour et l’obéissance de ses oiseaux, elle refusa de s’expliquer, et prétendit qu’elle possédait un secret.

— Allons, Madeleine, ceci n’est pas bien, dit le curé, et si tu veux que je te pardonne tout, tu commenceras par divorcer d’avec le mensonge. C’est une faute grave que de chercher à entretenir la superstition, surtout quand c’est pour en profiter. Ici, d’ailleurs, cela ne te servirait de rien. Dans les foires où tu vas courir et montrer ton talent (bien malgré moi, car ce vagabondage n’est pas le fait d’une fille pieuse), tu peux persuader aux gens simples que tu possèdes un charme pour attirer le premier oiseau qui passe et pour le retenir aussi longtemps qu’il te plaît. Mais tes petits camarades, que voici, savent bien que, dans ces montagnes, où les oiseaux sont rares et où tu passes ta vie à courir et à fureter, tu découvres tous les nids aussitôt qu’ils se bâtissent, que tu t’empares de la couvée et que tu forces les pères et mères à venir nourrir leurs petits sur tes genoux. On sait la patience avec laquelle tu restes immobile des heures entières comme une statue ou comme un arbre, pour que ces bêtes s’accoutument à te voir sans te craindre. On sait comme, dès qu’ils sont apprivoisés, ils te suivent partout pour recevoir de toi leur pâture, et qu’ils t’amènent leur famille à mesure qu’ils pullulent, suivant