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TEVERINO.

en cela un admirable instinct de mémoire et d’attachement, dont plusieurs espèces sont particulièrement douées. Tout cela n’est pas bien sorcier. Chacun de nous, s’il était, comme toi, ennemi des occupations raisonnables et d’un travail utile, pourrait en faire autant. Ne joue donc pas la magicienne et l’inspirée, comme certains imposteurs célèbres de l’antiquité, et entre autres un misérable Apollonius de Thyane, que l’Église condamne comme faux prophète, et qui prétendait comprendre le langage des passereaux. Quant à ces nobles personnes, n’espère point te moquer d’elles. Leur esprit et leur éducation ne leur permettent point de croire qu’une bambine comme toi soit investie d’un pouvoir surnaturel.

— Eh bien, monsieur le curé, dit lady G…, vous ne pouviez rien dire qui ne fût moins agréable, ni faire sur la superstition un sermon plus mal venu. Vos explications sont ennemies de la poésie, et j’aime cent fois mieux croire que la pauvre Madeleine a quelque don mystérieux, miraculeux même, si vous voulez, que de refroidir mon imagination en acceptant de banales réalités. Console-toi, dit-elle à l’oiselière qui pleurait de dépit et qui regardait le curé avec une sorte d’indignation naïve et fière : nous te croyons fée et nous subissons ton prestige.

— D’ailleurs, les explications de M. le curé n’expliquent rien, dit Léonce. Elles constatent des faits et n’en dévoilent point les causes. Pour apprivoiser à ce point des êtres libres et naturellement farouches, il faut une intelligence particulière, une sorte de secret magnétisme tout exceptionnel. Chacun de nous se consacrerait en vain à cette éducation, que la mystérieuse fatalité de l’instinct dévoile à cette jeune fille.

— Oui ! oui ! s’écria Madeleine, dont les yeux s’enflammèrent comme si elle eût pu comprendre parfaitement l’argument de Léonce, je défie bien M. le curé d’apprivoiser seulement une poule dans sa cour, et moi j’apprivoise les aigles sur la montagne.

— Les aigles, toi ? dit le curé piqué au vif de voir Sabina éclater de rire ; je t’en défie bien ! Les aigles ne s’apprivoisent point comme des alouettes. Voilà ce qu’on gagne à de niaises pratiques et à des prétentions bizarres. On devient menteuse, et c’est ce qui vous arrive, petite effrontée.

— Ah, pardon, monsieur le curé, dit un jeune chevrier qui s’était détaché du groupe des enfants, et qui écoutait la conversation des nobles convives. Depuis quelque temps, Madeleine apprivoise les aigles : je l’ai vu. Son esprit va toujours en augmentant, et bientôt elle apprivoisera les ours, j’en suis sûr.

— Non, non, jamais, répondit l’oiselière avec une sorte d’effroi et de dégoût peinte dans tous ses traits. Mon esprit ne s’accorde qu’avec ce qui vole dans l’air.

— Eh bien, que vous disais-je ? s’écria Léonce frappé de cette parole. Elle sent, bien qu’elle ne puisse en rendre compte ni aux autres, ni à elle-même, que d’indéfinissables affinités donnent de l’attrait à certains êtres pour elle. Ces rapports intimes sont des merveilles à nos yeux, parce que nous ne pouvons en saisir la loi naturelle, et le monde des faits physiques est plein de ces miracles qui nous échappent. Soyez-en certain, monsieur le curé, le diable n’est pour rien dans ces particularités ; c’est Dieu seul qui a le secret de toute énigme et qui préside à tout mystère.

— À la bonne heure, dit le curé assez satisfait de cette explication. À votre sens, il y aurait donc des rapports inconnus entre certaines organisations différentes ? Peut-être que cette petite exhale une odeur d’oiseau perceptible seulement à l’odorat subtil de ces volatiles ?

— Ce qu’il y a de certain, dit Sabina en riant, c’est qu’elle a un profil d’oiseau. Son petit nez recourbé, ses yeux vifs et saillants, ses paupières mobiles et pâles, joignez à cela sa légèreté, ses bras agiles comme des ailes, ses jambes fines et fermes comme des pattes d’oiseau, et vous verrez qu’elle ressemble à un aiglon.

— Comme il vous plaira, dit Madeleine, qui paraissait être douée d’une rapide intelligence et comprendre tout ce qui se disait sur son compte. Mais, outre le don de me faire aimer, j’ai aussi celui de faire comprendre ; j’ai la science, et je défie les autres de découvrir ce que je sais. Qui de vous dira à quelle heure on peut se faire obéir et à quelle heure on ne le peut pas ? quel cri peut être entendu de bien loin ? en quels endroits il faut se mettre ? quelles influences il faut écarter ? quel temps est propice ? Ah ! monsieur le curé, si vous saviez persuader les gens comme je sais attirer les bêtes, votre église serait plus riche et vos saints mieux fêtés.

— Elle a de l’esprit, dit le curé bourru, qui était au fond un bourru bienfaisant et enjoué, surtout après boire ; mais c’est un esprit diabolique, et il faudra, quelque jour, que je l’exorcise. En attendant, Madelon, fais venir tes aigles.

— Et où les prendrai-je à cette heure ? répondit-elle avec malice. Savez-vous où ils sont, monsieur le curé ? Si vous le savez, dites-le, j’irai vous les chercher.

— Vas-y, toi, puisque tu prétends le savoir.

— Ils sont où je ne puis aller maintenant. Je vois bien, monsieur le curé, que vous ne le savez pas. Mais si vous voulez venir ce soir avec moi, au coucher du soleil, et si vous n’avez pas peur, je vous ferai voir quelque chose qui vous étonnera.

Le curé haussa les épaules ; mais l’ardente imagination de Sabina s’empara de cette fantaisie. — J’y veux aller, moi, s’écria-t-elle, je veux avoir peur, je veux être étonnée, je veux croire au diable et le voir, si faire se peut !

— Tout doux ! lui dit Léonce à l’oreille, vous n’avez pas encore ma permission, chère malade.

— Je vous la demande, je vous l’arrache, docteur aimable.

— Eh bien, nous verrons cela ; j’interrogerai la magicienne, et je déciderai comme il me conviendra.

— Je compte donc sur votre désir, sur votre promesse de m’amuser. En attendant, n’allons-nous pas retourner à la villa pour voir comment mylord G… aura dormi ?

— Si vous avez des volontés arrêtées, je vous donne ma démission.

— À Dieu ne plaise ! Jusqu’ici je n’ai pas eu un instant d’ennui. Faites donc ce que vous jugerez opportun ; mais où que vous me conduisiez, laissez-moi emmener la fille aux oiseaux.

— C’était bien mon intention. Croyez-vous donc qu’elle se soit trouvée ici par hasard ?

— Vous la connaissiez donc ? Vous lui aviez donc donné rendez-vous ?

— Ne m’interrogez pas.

— J’oubliais ! Gardez vos secrets ; mais j’espère que vous en avez encore ?

— Certes, j’en ai encore, et je vous annonce, Madame, que ce jour ne se passera pas sans que vous ayez des émotions qui troubleront votre sommeil la nuit prochaine.

— Des émotions ! Ah ! quel bonheur ! s’écria Sabina ; en garderai-je longtemps le souvenir ?

— Toute votre vie, dit Léonce avec un sérieux qui semblait passer la plaisanterie.

— Vous êtes un personnage fort singulier, reprit-elle. On dirait que vous croyez à votre puissance sur moi, comme Madeleine à la sienne sur les aigles.

— Vous avez la fierté et la férocité de ces rois de l’air, et moi j’ai peut-être la finesse de l’observation, la patience et la ruse de Madeleine.

— De la ruse ? vous me faites peur.

— C’est ce que je veux. Jusqu’ici vous vous êtes raillée de moi, Sabina, précisément parce que vous ne me connaissiez pas.

— Moi ? dit-elle un peu émue et tourmentée de la tournure bizarre que prenait l’esprit de Léonce. Moi, je ne connais pas mon ami d’enfance, mon loyal chevalier servant ? C’est tout aussi raisonnable que de me dire que je songe à vous railler.

— Vous l’avez pourtant dit, Madame, les frères et les sœurs sont éternellement inconnus les uns aux autres, parce que les points les plus intéressants et les plus vivants de leur être ne sont jamais en contact. Un mystère profond comme ces abîmes nous sépare ; vous ne me connaîtrez jamais, avez-vous dit. Eh bien, Madame, je