Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
HORACE.

front, qui était d’une structure admirable dans le sens de la statuaire, ne l’était pas moins au point de vue phrénologique. Pour moi, qui étais dans toute la ferveur de mes recherches, je ne me lassais point de le regarder ; et lorsque je faisais mes démonstrations anatomiques à l’atelier, je m’adressais toujours instinctivement à ce jeune homme, qui était pour moi le type de l’intelligence, du courage et de la bonté.

Aussi je souffrais, je l’avoue, de l’entendre parler d’une manière si triviale. — Comment, Arsène, lui dis-je, vous quitteriez la peinture pour un peu plus de profit dans une autre carrière ?

— Oui, Monsieur, je le ferais comme je vous le dis, répondit-il sans le moindre embarras. Si maintenant j’étais assuré de gagner mille francs nets par an, je me ferais cordonnier.

— C’est un art comme un autre, dit Horace avec un sourire de mépris.

— Ce n’est point un art, répliqua froidement le Masaccio. C’est le métier de mon père, et je n’y serais pas plus maladroit qu’un autre. Mais cela ne me donnerait pas l’argent qu’il me faut.

— Il vous faut donc bien de l’argent, mon pauvre garçon ? lui dis-je.

— Je vous le dis, il me faudrait gagner mille francs ; et, au lieu de cela, j’en dépense la moitié.

— Comment pouvez-vous songer en ce cas à étudier la médecine ! Il vous faudrait avoir une trentaine de mille francs devant vous, tant pour les années où l’on étudie que pour celles où l’on attend la clientèle. Et puis…

— Et puis vous n’avez pas fait vos classes, dit Horace, impatienté de ma patience.

— Cela c’est vrai, dit Arsène ; mais je les ferais, ou du moins je ferais l’équivalent. Je me mettrais dans ma chambre avec une cruche d’eau et un morceau de pain, et il me semble bien que j’apprendrais dans une semaine ce que les écoliers apprennent dans un mois. Car les écoliers, en général, n’aiment pas à travailler ; et quand on est enfant, on joue, et on perd du temps. Quand on a vingt ans, et plus de raison, et quand d’ailleurs on est forcé de se dépêcher, on se dépêche. Mais d’après ce que vous me dites du reste de l’apprentissage, je vois bien que je ne puis pas être médecin. Et pour être avocat ?

Horace éclata de rire.

« Vous allez vous faire mal à l’estomac, lui dit tranquillement le Masaccio, frappé de l’affectation d’Horace en cet instant.

— Mon cher enfant, repris-je, éloignez tous ces projets, à votre âge ils sont irréalisables. Vous n’avez devant vous que les arts et l’industrie. Si vous n’avez ni argent ni crédit, il n’y a pas plus de certitude d’un côté que de l’autre. Quelque parti que vous preniez, il vous faut du temps, de la patience et de la résignation. »

Arsène soupira. Je me réservai de l’interroger plus tard.

« Vous êtes né peintre, cela est certain, continuai-je ; c’est encore par là que vous marcherez plus vite.

— Non, Monsieur, répliqua-t-il ; je n’ai qu’à entrer demain dans un magasin de nouveautés, je gagnerai de l’argent.

— Vous pouvez même être laquais, ajouta Horace, indigné de plus en plus.

— Cela me déplairait beaucoup, dit Arsène ; mais s’il n’y avait que cela !…

— Arsène ! Arsène ! m’écriai-je, ce serait un grand malheur pour vous et une perte pour l’art. Est-il possible que vous ne compreniez pas qu’une grande faculté est un grand devoir imposé par la Providence ?

— Voilà une belle parole, dit Arsène, dont les yeux s’enflammèrent tout à coup. Mais il y a d’autres devoirs que ceux qu’on remplit envers soi-même. Tant pis ! Allons, je m’en vais dire à l’atelier que vous viendrez à trois heures, n’est-ce pas ? »

Et il sauta à bas de la commode, me serra la main sans rien dire, salua à peine Horace, et s’enfonça comme un chat dans la profondeur de l’escalier, s’arrêtant à chaque étage pour faire rentrer ses talons dans ses souliers délabrés.

IV.

Paul Arsène revint me voir ; et quand nous fûmes seuls, j’obtins, non sans peine, la confidence que je pressentais. Il commença par me faire en ces termes le récit de sa vie :

« Comme je vous l’ai dit, Monsieur, mon père est cordonnier en province. Nous étions cinq enfants ; je suis le troisième. L’aîné était un homme fait lorsque mon père, déjà vieux, et pouvant se retirer du métier avec un peu de bien, s’est remarié avec une femme qui n’était ni belle ni bonne, ni jeune ni riche, mais qui s’est emparée de son esprit, et qui gaspille son honneur et son argent. Mon père, trompé, malheureux, d’autant plus épris qu’elle lui donne plus de sujets de jalousie, s’est jeté dans le vin, pour s’étourdir, comme on fait dans notre classe quand on a du chagrin. Pauvre père ! nous avons bien patienté avec lui, car il nous faisait vraiment pitié. Nous l’avions connu si sage et si bon ! Enfin, un temps est venu où il n’était plus possible d’y tenir. Son caractère avait tellement changé, que pour un mot, pour un regard, il se jetait sur nous pour nous frapper. Nous n’étions plus des enfants, nous ne pouvions pas souffrir cela. D’ailleurs nous avions été élevés avec douceur, et nous n’étions pas habitués à avoir l’enfer dans notre famille. Et puis, ne voilà-t-il pas qu’il a pris de la jalousie contre mon frère aîné ! Le fait est que la belle-mère lui avait fait des avances, parce qu’il était beau garçon et bon enfant ; mais il l’avait menacée de tout raconter à mon père, et elle avait pris les devants, comme dans la tragédie de Phèdre, que je n’ai jamais vu jouer depuis sans pleurer. Elle avait accusé mon pauvre frère de ses propres égarements d’esprit. Alors mon frère s’est vendu comme remplaçant, et il est parti. Le second, qui prévoyait que quelque chose de semblable pourrait bien lui arriver, est venu ici chercher fortune, en me promettant de me faire venir aussitôt qu’il aurait trouvé un moyen d’exister. Moi, je restais à la maison avec mes deux sœurs, et je vivais assez tranquillement, parce que j’avais pris le parti de laisser crier la méchante femme sans jamais lui répondre. J’aimais à m’occuper ; je savais assez bien ce que j’avais appris en classe ; et quand je n’aidais pas mon père à la boutique, je m’amusais à lire ou à barbouiller du papier, car j’ai toujours eu du goût pour le dessin. Mais comme je pensais que cela ne me servirait jamais à rien, j’y perdais le moins de temps possible. Un jour, un peintre qui parcourait le pays pour faire des études de paysage, commanda chez nous une paire de gros souliers, et je fus chargé d’aller lui prendre mesure. Il avait des albums étalés sur la table de sa petite chambre d’auberge ; je lui demandai la permission de les regarder ; et comme ma curiosité lui donnait à penser, il me dit de lui faire, d’idée, un bonhomme sur un bout de papier qu’il me mit dans les mains ainsi qu’un crayon. Je pensai qu’il se moquait de moi ; mais le plaisir de charbonner avec un crayon si noir sur un papier si coulant l’emporta sur l’amour-propre. Je fis ce qui me passa par la tête ; il le regarda, et ne rit pas. Il voulut même le coller dans son album, et y écrire mon nom, ma profession et le nom de mon endroit. « Vous avez tort de rester ouvrier, me dit-il : vous êtes né pour la peinture. À votre place, je quitterais tout pour aller étudier dans quelque grande ville. » Il me proposa même de m’emmener ; car il était bon et généreux, ce jeune homme-là. Il me donna son adresse à Paris, afin que, si le cœur m’en disait, je pusse aller le trouver. Je le remerciai, et n’osai ni le suivre ni croire aux espérances qu’il me donnait. Je retournai à mes cuirs et à mes formes, et un an se passa encore sans orage entre mon père et moi.

« La belle-mère me haïssait : comme je lui cédais toujours, les querelles n’allaient pas loin. Mais un beau jour elle remarqua que ma sœur Louison, qui avait déjà quinze ans, devenait jolie, et que les gens du quartier s’en apercevaient. La voilà qui prend Louison en haine, qui commence à lui reprocher d’être une petite coquette,