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HORACE.

d’un air aussi ennuyé qu’une reine véritable. La figure ronde et rouge de l’époux sortait de sa chemise à jabot de mousseline, et son embonpoint débordait un pantalon de nankin ridiculement tendu sur ses flancs énormes. Horace l’avait surnommé le Minautore. Tandis qu’il déplorait l’injustice de sa femme envers ce pauvre Arsène, je crus voir un imperceptible sourire errer sur les lèvres de celle-ci. Mais elle ne répliqua pas un mot, et lorsque je voulus continuer cette conversation avec elle, elle me répondit avec un calme imperturbable :

« Que voulez-vous, Monsieur ? ces gens-là (elle parlait des garçons de café en général) sont les fléaux de notre existence. Ils ont des manières si brutales et si peu d’attachement ! Ils tiennent à la maison et jamais aux personnes. Mon chat vaut mieux, il tient à la maison et à moi. »

Et parlant ainsi d’une voix douce et traînante, elle passait sa main de neige sur le dos tigré du magnifique angora qui se jouait adroitement parmi les porcelaines du comptoir.

Madame Poisson ne manquait point d’esprit, et je remarquai souvent qu’elle lisait de bons romans. Comme habitué, j’avais acheté le droit de causer avec elle, et mes manières respectueuses inspiraient toute confiance au mari. Je lui fis souvent compliment du choix de ses lectures ; jamais je n’avais vu entre ses mains un seul de ces ouvrages grivois et à demi obscènes qui font les délices de la petite bourgeoisie. Un jour qu’elle terminait Manon Lescaut, je vis une larme rouler sur sa joue, et je l’abordai en lui disant que c’était le plus beau roman du cœur qui eût été fait en France. Elle s’écria :

« Oh ! oui, Monsieur ! c’est du moins le plus beau que j’aie lu. Ah ! perfide Manon ! sublime Desgrieux ! » et ses regards tombèrent sur Arsène, qui déposait de l’argent dans sa sébile ; fut-ce par hasard ou par entraînement ? il était difficile de prononcer. Jamais Arsène ne levait les yeux sur elle ; il circulait des tables au comptoir avec une tranquillité qui aurait dérouté le plus fin observateur.

VI.

Peu à peu Horace avait daigné faire attention à la beauté et aux bonnes manières de Laure : c’était le petit nom que M. Poisson donnait à sa femme.

« Si cela était né sur un trône, disait-il souvent en la regardant, la terre entière serait prosternée devant une telle majesté.

— À quoi bon un trône ? lui répondis-je ; la beauté est par elle-même une royauté véritable.

— Ce qui la distingue pour moi des autres teneuses de comptoir, reprenait-il, c’est cette dignité froide, si différente de leurs agaceries coquettes. En général, elles vous vendent leurs regards pour un verre d’eau sucrée ; c’est à vous ôter la soif pour toujours. Mais celle-ci est, au milieu des hommages grossiers qui l’environnent, une perle fine dans le fumier ; elle inspire vraiment une sorte de respect. Si j’étais sûr qu’elle ne fût pas bête, j’aurais presque envie d’en devenir amoureux. »

La vue de plusieurs jeunes gens qui, chaque jour, s’évertuaient à fixer l’attention de la belle limonadière, et qui eussent vraiment fait des folies pour elle, acheva de piquer l’amour-propre d’Horace ; mais il ne convenait pas à tant d’orgueil de suivre la même route que ces naïfs admirateurs. Il ne voulait pas être confondu dans ce cortège : il lui fallait, disait-il, emporter la place d’assaut au nez des assiégeants. Il médita ses moyens, et jeta un soir une lettre passionnée sur le comptoir ; puis il resta jusqu’au lendemain sans se montrer, pensant que cet air occupé, découragé ou dédaigneux, expliqué ensuite par lui selon la circonstance, ferait un bon effet, par contraste avec l’obsession de ses rivaux.

J’avais consenti à m’intéresser à cette folie, persuadé intérieurement qu’elle servirait de leçon à la naissante fatuité d’Horace, et qu’il en serait pour ses frais d’éloquence épistolaire. Le lendemain je fus occupé plus que de coutume, et nous nous donnâmes rendez-vous le soir au café Poisson. La dame n’était pas à son comptoir : Arsène remplissait à lui seul les fonctions de maître et de valet, et il était si affairé, qu’à toutes nos questions il ne répondit qu’un « je ne sais pas » jeté en courant d’un air d’indifférence. M. Poisson ne paraissant pas davantage, nous allions prendre le parti de nous retirer sans rien savoir, lorsque Laravinière, le président des bousingots, entra bruyamment au milieu de sa joyeuse phalange.

J’ai lu quelque part une définition assez étendue de l’étudiant, qui n’est certainement pas faite sans talent, mais qui ne m’a point paru exacte. L’étudiant y est trop rabaissé, je dirai plus, trop dégradé ; il y joue un rôle bas et grossier qui vraiment n’est pas le sien. L’étudiant a plus de travers et de ridicules que de vices ; et quand il en a, ce sont des vices si peu enracinés, qu’il lui suffit d’avoir subi ses examens et repassé le seuil du toit paternel, pour devenir calme, positif, rangé ; trop positif la plupart du temps, car les vices de l’étudiant sont ceux de la société tout entière, d’une société où l’adolescence est livrée à une éducation à la fois superficielle et pédantesque, qui développe en elle l’outrecuidance et la vanité ; où la jeunesse est abandonnée, sans règle et sans frein, à tous les désordres qu’engendre le scepticisme, où l’âge viril rentre immédiatement après dans la sphère des égoïsmes rivaux et des luttes difficiles. Mais si les étudiants étaient aussi pervertis qu’on nous les montre, l’avenir de la France serait étrangement compromis.

Il faut bien vite excuser l’écrivain que je blâme, en reconnaissant combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de résumer en un seul type une classe aussi nombreuse que celle des étudiants. Eh quoi ! c’est la jeunesse lettrée en masse que vous voulez nous faire connaître dans une simple effigie ? Mais que de nuances infinies dans cette population d’enfants à demi hommes que Paris voit sans cesse se renouveler, comme des aliments hétérogènes, dans le vaste estomac du quartier latin ! Il y a autant de classes d’étudiants qu’il y a de classes rivales et diverses dans la bourgeoisie. Haïssez la bourgeoisie encroûtée qui, maîtresse de toutes les forces de l’État, en fait un misérable trafic ; mais ne condamnez pas la jeune bourgeoisie qui sent de généreux instincts se développer et grandir en elle. En plusieurs circonstances de notre histoire moderne, cette jeunesse s’est montrée brave et franchement républicaine. En 1830, elle s’est encore interposée entre le peuple et les ministres déchus de la restauration, menacés jusque dans l’enceinte où se prononçait leur jugement ; ç’a été son dernier jour de gloire.

Depuis, on l’a tellement surveillée, maltraitée et découragée, qu’elle n’a pu se montrer ouvertement. Néanmoins, si l’amour de la justice, le sentiment de l’égalité et l’enthousiasme pour les grands principes et les grands dévouements de la révolution française ont encore un foyer de vie autre que le foyer populaire, c’est dans l’âme de cette jeune bourgeoisie qu’il faut aller le chercher. C’est un feu qui la saisit et la consume rapidement, j’en conviens. Quelques années de cette noble exaltation que semble lui communiquer le pavé brûlant de Paris, et puis l’ennui de la province, ou le despotisme de la famille, ou l’influence des séductions sociales, ont bientôt effacé jusqu’à la dernière trace du généreux élan.

Alors on rentre en soi-même, c’est-à-dire en soi seul, on traite de folies de jeunesse les théories courageuses qu’on a aimées et professées ; on rougit d’avoir été fouriériste, ou saint-simonien, ou révolutionnaire d’une manière quelconque ; on n’ose pas trop raconter quelles motions audacieuses on a élevées ou soutenues dans les sociétés politiques, et puis on s’étonne d’avoir souhaité l’égalité dans toutes ses conséquences, d’avoir aimé le peuple sans frayeur, d’avoir voté la loi de fraternité sans amendement. Et au bout de peu d’années, c’est-à-dire quand on est établi bien ou mal, qu’on soit juste-milieu, légitimiste ou républicain, qu’on soit de la nuance des Débats, de la Gazette ou du National, on inscrit sur