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HORACE.

pas rudoyée, terrifiée et presque abrutie quand je l’étais.

« Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause de ma faute ? Le dois-je, Arsène, et ne ferai-je pas mieux d’encourir un peu plus de blâme, que de charger d’une si odieuse malédiction la tête de mon père ?

— Il faut tout dire, répondit Arsène, ou plutôt je vais le dire pour vous ; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d’un crime quand vous êtes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire à mes sœurs, qui l’ignoraient encore. Son père, dit-il en s’adressant à nous (pardonnez-lui, mes amis ; la misère est la cause de l’ivrognerie, et l’ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme, avili, dégradé, privé de raison à coup sûr, conçut pour sa fille une passion infâme, et cette passion éclata précisément un jour où Marthe, ayant été remarquée à la danse sans le savoir, par un commis voyageur, avait excité la jalousie insensée de son père. Ce voyageur avait été très-empressé auprès d’elle ; il n’avait pas manqué, comme ils font tous à l’égard des jeunes filles qu’ils rencontrent dans les provinces, de lui parler d’amour et d’enlèvement. Marthe l’avait à peine écouté. Dès la nuit suivante il devait repartir, et la nuit suivante, au moment où il repartait, il vit une femme échevelée courir sur ses traces et s’élancer dans sa voiture. C’était Marthe qui fuyait, nouvelle Béatrix, les violences sinistres d’un nouveau Cenci. Elle aurait pu, direz-vous, prendre un autre parti, chercher un refuge ailleurs, invoquer la protection des lois ; mais dans ce cas-là, il fallait déshonorer son père, affronter la honte d’un de ces procès scandaleux d’où l’innocent sort parfois aussi souillé dans l’opinion que le coupable. Marthe crut avoir trouvé un ami, un protecteur, un époux même ; car le voyageur, voyant sa simplicité d’enfant, lui avait parlé de mariage. Elle crut pouvoir l’aimer par reconnaissance, et, même après qu’il l’eut trompée, elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude.

— Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient été marqués de scènes si terribles et de dangers si affreux, que je n’avais plus le droit d’être si difficile. J’avais changé de tyran. Mais le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte d’éducation qui me le faisait paraître bien moins rude que le premier. Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que moi-même j’ai trouvé tel à mesure que j’ai eu des objets de comparaison autour de moi, me paraissait bon, sincère, dans les commencements. La douceur exceptionnelle que j’avais acquise dans une vie si contrainte et si dure, encouragea et poussa rapidement à l’excès les instincts despotiques de mon nouveau maître. Je les supportai avec une résignation que n’auraient pas eue des femmes mieux élevées. J’étais en quelque sorte blasée sur les menaces et les injures. Je rêvais toujours l’indépendance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J’étais une âme brisée ; je ne sentais plus en moi l’énergie nécessaire à un effort quelconque, et sans l’amitié, les conseils et l’aide d’Arsène, je ne l’aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait à des offres d’amour, les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu’effroi et tristesse. Il me fallait plus qu’un amant, il me fallait un ami : je l’ai trouvé, et maintenant je m’étonne d’avoir si longtemps souffert sans espoir.

— Et maintenant vous serez heureuse, lui dis-je ; car vous ne trouverez autour de vous que tendresse, dévouement et déférence.

— Oh ! de votre part et de celle d’Eugénie, s’écria-t-elle en se jetant au cou de ma compagne, j’y compte ; et quant à l’amitié de celui-ci, ajouta-t-elle en prenant la tête d’Arsène entre ses deux mains, elle me fera tout supporter. »

Arsène rougit et pâlit tour à tour.

« Mes sœurs vous respecteront, s’écria-t-il d’une voix émue, ou bien…

— Point de menaces, répondit-elle, oh ! jamais de menaces à cause de moi. Je les désarmerai, n’en doutez pas ; et si j’échoue, je subirai leur petite morgue. C’est si peu de chose pour moi ! cela me paraît un jeu d’enfant. Sois sans inquiétude, cher Arsène. Tu as voulu me sauver, tu m’as sauvée en effet, et je te bénirai tous les jours de ma vie. »

Transporté d’amour et de joie, Arsène retourna au café Poisson, et Marthe alla doucement prendre possession de son petit lit auprès des deux sœurs, dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit léger de ses pas.

X.

Les sœurs d’Arsène se radoucirent en effet. Après quelques jours de fatigue, d’étonnement et d’incertitude, elles parurent prendre leur parti et s’associer, sans arrière-pensée, à la compagne qui leur était imposée. Il est vrai que Marthe leur témoigna une obligeance qui allait presque jusqu’à la soumission. Les bonnes manières qu’elle avait su prendre, jointes à sa douceur naturelle et à une sensibilité toujours éveillée et jamais trop expansive, rendaient son commerce le plus aimable que j’aie jamais rencontré dans une femme. Il n’avait fallu que deux ou trois jours pour inspirer à Eugénie et à moi une amitié véritable pour elle. Sa politesse imposait à l’altière Louison ; et lorsque celle-ci éprouvait le besoin de lui chercher noise, sa voix douce, ses paroles choisies, ses intentions prévenantes calmaient ou tout au moins mataient l’humeur querelleuse de la villageoise.

De notre côté, nous faisions notre possible pour réconcilier Louise et Suzanne avec ce Paris dont le premier aspect les avait tant irritées. Elles s’étaient imaginé, au fond de leur village, que Paris était un Eldorado où, relativement, la misère était ce que l’on considère comme richesse en province. Jusqu’à un certain point leur rêve était bien réalisé, car lorsqu’elles allaient en fiacre (je leur donnai deux ou trois fois ce plaisir luxueux), elles se regardaient l’une l’autre d’un air ébahi, en disant : « Nous ne nous gênons pas ici ! nous roulons carrosse. » Et puis, la vue des moindres boutiques leur causait des éblouissements d’admiration. Le Luxembourg leur paraissait un lieu enchanté. Mais si la vue des objets nouveaux vint à bout de les distraire pendant quelques jours, elles n’en firent pas moins de tristes retours sur leur condition nouvelle, lorsqu’elles se retrouvèrent dans cette petite chambre au cinquième où leur vie devait se renfermer. Quelle différence, en effet, avec leur existence provinciale ! Plus d’air, plus de liberté, plus de causerie sur la porte avec les voisines ; plus d’intimité avec tous les habitants de la rue ; plus de promenade sur un petit rempart planté de marronniers, avec toutes les jeunes filles de l’endroit, après les journées de travail ; plus de danses champêtres le dimanche ! Aussitôt qu’elles furent installées au travail, elles virent bien qu’à Paris les jours étaient trop courts pour la quantité des occupations nécessaires, et que, si l’on gagnait le double de ce qu’on gagne en province, il fallait aussi dépenser le double et travailler le triple. Chacune de ces découvertes était pour elles une surprise fâcheuse. Elles ne concevaient pas non plus que la vertu des filles fût exposée à tant de dangers, et qu’il ne fallût pas sortir seules le soir, ni aller danser au bal public quand on voulait se respecter. « Ah ! mon Dieu ! s’écriait Suzanne consternée, le monde est donc bien méchant ici ? »

Mais cependant elles se soumirent, non sans murmure intérieur. Arsène les tenait en respect par de fréquentes exhortations, et elles ne manifestaient plus leur mécontentement avec la sauvagerie du premier jour. Ce voisinage de deux filles mal satisfaites et passablement malapprises eût été assez désagréable, si le travail, remède souverain à tous les maux quand il est proportionné à nos forces, ne fût venu tout pacifier. Grâce aux petites précautions qu’Eugénie avait prises d’avance, l’ouvrage arrivait ; et elle songeait sérieusement, voyant l’estime et la confiance que lui témoignaient ses pratiques, à monter un atelier de couturière. Marthe n’était pas fort diligente, mais elle avait beaucoup de goût et d’invention. Louison cousait rapidement et avec une solidité cyclopéenne. Suzanne n’était pas maladroite. Eugénie