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HORACE.

affaires, et que le tailleur serait payé dans huit jours. Il fut payé effectivement, mais ce fut par moi ; car Horace oublia aussi vite les promesses qu’il venait de lui faire que celles qu’il avait acceptées de moi ; et je m’efforçai d’oublier de même sa lettre insensée, à laquelle je ne répondis point.

Mais les autres créanciers, que je ne pouvais tenir en respect, vinrent l’assaillir. C’étaient de bien petites dettes, à coup sûr, qui feraient sourire un dissipateur de la Chaussée-d’Antin ; mais tout est relatif, et ces embarras étaient immenses pour Horace. Marthe ignorait tout. Il ne lui permettait pas de travailler pour vivre et lui cachait sa situation, afin qu’elle n’eût pas de remords. Il avait une telle aversion pour tout ce qui eût pu lui rappeler la grisette, que c’était tout au plus s’il lui laissait coudre ses propres ajustements. Il eût mieux aimé, quant à lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l’objet de son amour y faire des reprises. Il fallait que la modeste Marthe ne s’occupât que de lecture et de toilette, sous peine de perdre toute poésie aux yeux d’Horace, comme si la beauté perdait de son prix et de son lustre en remplissant les conditions d’une vie naïve et simple. Il fallut que pendant trois mois elle jouât le rôle de Marguerite devant ce Faust improvisé ; qu’elle arrosât des fleurs sur sa fenêtre ; qu’elle tressât plusieurs fois par jour ses longs cheveux d’ébène, vis-à-vis d’un miroir gothique dont il avait fait l’emplette pour elle, à un prix beaucoup trop élevé pour sa bourse ; qu’elle apprit à lire et à réciter des vers ; enfin qu’elle posât du matin au soir dans un tête-à-tête nonchalant. Et quand elle avait cédé à ses caprices, Horace ne s’apercevait pas que ce n’était pas la vraie et ingénue Marguerite, allant à l’église et à la fontaine, mais une Marguerite de vignette, une héroïne de keepsake.

Le moment vint pourtant où il fallut avouer à Marguerite que Faust n’avait pas de quoi lui donner à dîner, et que Méphistophélès n’interviendrait pas dans les affaires. Horace, après avoir longtemps gardé son secret avec courage, après avoir épuisé une à une, pendant plusieurs semaines, la petite bourse de ses amis, après avoir simulé pendant plusieurs jours un manque d’appétit qui lui permettait de laisser quelques aliments à sa compagne, fut pris tout à coup d’un excès de désespoir ; et, à la suite d’une journée de silence farouche, il confessa son désastre avec une solennité dramatique que ne comportait pas la circonstance. Combien d’étudiants se sont endormis gaiement à jeun deux fois par semaine, et combien de maîtresses patientes et robustes ont partagé leur sort sans humeur et sans effroi ! Marthe était née dans la misère ; elle avait grandi et embelli en dépit des angoisses fréquentes d’une faim mal apaisée. Elle s’effraya beaucoup de la tragédie que jouait très-sérieusement Horace ; mais elle s’étonna qu’il fut embarrassé du dénouement. « J’ai là encore deux petits pains de seigle, lui dit-elle ; ce sera bien assez pour souper, et demain matin j’irai porter mon châle au Mont-de-Piété. J’en aurai vingt francs, qui nous feront vivre plus d’une semaine, si tu veux me permettre de conduire notre ménage avec économie.

— Avec quel horrible sang-froid tu parles de ces choses-là ! s’écria Horace en bondissant sur sa chaise. Ma situation est ignoble, et je ne comprends pas que tu veuilles la partager. Quitte-moi, Marthe, quitte-moi. Une femme comme toi ne doit pas demeurer vingt-quatre heures auprès d’un homme qui ne sait pas la soustraire à de tels abaissements. Je suis maudit !

— Vous ne parlez pas sérieusement, reprit Marthe. Vous quitter parce que vous êtes pauvre ? Est-ce que je vous ai jamais cru riche ! J’ai toujours bien prévu qu’un moment viendrait où vous seriez forcé de me laisser reprendre mon travail ; et si j’ai consenti à être à votre charge, c’est que je comptais sur la nécessité qui me rendrait bientôt le droit de m’acquitter envers vous. Allons, j’irai demain chercher de l’ouvrage, et dans quelques jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain quotidien.

— Quelle misère ! s’écria de nouveau Horace, irrité de voir sa fierté vaincue. Et quand tu auras pourvu aux exigences de la faim, en quoi serons-nous plus avancés ? irons-nous mettre un à un nos effets au Mont-de-Piété ?

— Pourquoi non, s’il le faut ?

— Et les créanciers ?

— Nous vendrons ces bijoux que vous m’avez donnés bien malgré moi, et ce sera toujours de quoi gagner du temps.

— Folle ! ce sera une goutte d’eau dans la mer. Tu n’as aucune idée de la vie réelle, ma pauvre Marthe ; tu vis dans les nues, et tu crois que l’on se tire d’affaire par une péripétie de roman.

— Si je vis dans les romans et dans les nues, c’est vous qui l’exigez, Horace. Mais laissez-moi en descendre, et vous verrez bien que je n’y ai pas perdu le goût du travail et l’habitude des privations. Est-ce que je suis née dans l’opulence ? Est-ce que je n’ai jamais manqué de rien, pour avoir le droit de me montrer difficile ?

— Eh bien, voilà, dit Horace, ce qui m’humilie, ce qui me révolte. Tu étais née dans la misère ; je ne m’en souvenais pas, parce que je te voyais digne d’occuper un trône. Je conservais le parfum de ta noblesse naturelle avec un soin jaloux. Je prenais plaisir à te parer, à préserver ta beauté comme un dépôt précieux qui m’a été confié. À présent il faudra donc que je te voie courir dans la crotte, marchander avec des bourgeoises pour quelques sous ; faire la cuisine, balayer la poussière, gâter et empuantir tes jolis doigts, veiller, pâtir, porter des savates et rapiécer tes robes, être enfin comme tu voulais être au commencement de notre union ? Pouah ! pouah ! tout cela me fait horreur, rien que d’y penser. Ayez donc une vie poétique et des idées élevées au sein d’une pareille existence ! Je ne pourrai jamais rêver, jamais penser, jamais écrire. S’il faut que je vive de la sorte, j’aime mieux me brûler la cervelle.

— Depuis trois mois que nous menons une vie de princes, vous n’écrivez pas, dit Marthe avec douceur. Peut-être la nécessité vous donnera-t-elle un élan imprévu. Essayez, et peut-être que vous allez vous illustrer et vous enrichir tout à coup.

— Elle me sermonne et me raille par-dessus le marché ! s’écria Horace en frappant de sa botte au milieu de la bûche, hélas ! la dernière bûche qui brûlait encore dans la cheminée.

— Dieu m’en préserve ! répondit Marthe ; je voulais vous consoler en vous disant que je ne suis pas fière, et que le jour où vous serez dans l’aisance, je ne rougirai pas d’en profiter. Mais, en attendant, laissez-moi travailler, Horace, voyons, je vous en supplie, laissez-moi vivre comme je l’entends.

— Jamais ! reprit-il avec énergie, jamais je ne consentirai à ce que tu redeviennes une grisette, une femme d’étudiant ; cela ne se peut pas, j’aime mieux que tu me quittes.

— Voilà une affreuse parole que vous répétez pour la troisième fois. Vous ne m’aimez donc plus, que la misère vous effraie avec moi ?

— Ô mon Dieu ! est-ce pour moi que je la crains ? Est-ce que je n’ai pas traversé déjà plusieurs fois des crises désespérées ? est-ce que je sais seulement si j’en ai souffert ? Je ne me souviens pas même comment j’ai fait pour en sortir.

— C’est donc pour moi que vous vous inquiétez ! Eh bien, rassurez-vous : l’inaction à laquelle vous me condamnez me pèse et me tue ; le travail, en même temps qu’il détournera la misère, rendra ma vie plus douce et mon cœur plus gai.

— Mais ce travail dont tu parles et cette misère que tu nargues, c’est tout un ; oui, Marthe, c’est la même chose pour moi. Non, non, c’est impossible que je souffre cela ! Je trouverai, j’inventerai quelque chose. J’emprunterai le dernier écu du petit Paulier, et j’irai à la roulette. Peut-être gagnerai-je un million !

— Ne le faites pas, Horace, au nom du ciel, n’essayez pas de cette affreuse ressource !

— Tu veux bien aller au Mont-de-Piété, toi ? Au Mont-de-Piété ! avec les femmes les plus viles, avec les filles