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HORACE.

compagne le véritable état de ses affaires, après lui avoir laissé lire les lettres de doux reproches et de plaintes bien fondées que sa mère lui écrivait, il n’était plus possible de lui faire illusion, et de l’arracher à son travail, à son plan d’économie consciencieuse et sévère. C’eût été encourir le blâme de Marthe, et Horace tenait à être admiré tout autant qu’à être aimé. Il fallut donc qu’il s’accoutumât à la voir reprendre ses humbles habitudes, et qu’il jouât auprès d’elle le rôle d’un stoïque. Mais ce rôle lui pesait horriblement, et dès lors cet intérieur dont il avait fait ses délices cessa de lui plaire. L’ennui l’emporta sur la jalousie. Il était de ces organisations d’artistes voluptueux chez qui l’amour succombe à la réalité prosaïque. Le tableau de ce ménage austère et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination. Au lieu de puiser dans l’exemple de Marthe le courage de travailler, il sentit le travail lui devenir plus lourd, plus impossible que jamais. Il avait froid dans cette petite chambre mal chauffée, et le froid, qui n’engourdissait pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le cerveau du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que Marthe préparait elle-même avec assez de soin et de propreté pour aiguiser l’appétit, n’était ni assez substantielle ni assez abondante pour alimenter les forces d’un homme de vingt ans, habitué à ne se rien refuser. Il adressait alors à sa ménagère patiente des reproches dont la grossièreté le faisait rougir de lui-même et pleurer l’instant d’après, mais qui recommençaient le lendemain. Il l’accusait de parcimonie mesquine ; et lorsqu’elle répondait, les yeux pleins de larmes, qu’elle n’avait que vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui demandait parfois avec âcreté ce qu’elle avait fait des cent francs qu’il lui avait remis la semaine précédente : il oubliait qu’il avait repris cet argent peu à peu sans le compter, et qu’il l’avait dépensé dehors en babioles, en spectacles, en glaces, en déjeuners et en prêts à ses amis. Car Horace était la générosité même : il n’aimait pas à restituer, mais il aimait à donner ; et tandis qu’il oubliait de rendre dix francs à un pauvre diable qui avait des bottes percées, il faisait le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante pour régaler sa maîtresse. Il prenait des bains parfumés, et donnait cent sous au garçon qui l’avait massé ; il jetait une pièce d’or à un petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler mon prince ; il achetait à Marthe une robe de soie qui lui était fort inutile, vu qu’elle manquait d’une robe d’indienne ; il louait des chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne ; enfin le peu d’argent qu’après mille pressurages sur les besoins de sa famille, madame Dumontet réussissait à lui envoyer était gaspillé en trois jours, et il fallait retourner aux pommes de terre, à la retraite forcée, et aux bâillements mélancoliques du ménage.

Cependant un témoin juste et sincère assistait au lent supplice que subissait la pauvre Marthe. C’était Jean, le bousingot, dont la présence dans la maison n’était pas une chose aussi fortuite qu’il le laissait croire. Jean était dévoué corps et âme à un homme qui, ne pouvant approcher du triste sanctuaire où pâlissait l’objet de son amour, voulait du moins veiller à la dérobée et lui continuer sa mystérieuse sollicitude. Cet homme c’était Paul Arsène. Au profond abattement qu’il avait d’abord éprouvé, avait succédé une pensée de dévouement politique. Il s’était toujours dit qu’il lui resterait assez de force pour se faire casser la tête au nom de la république. En conséquence, il était allé trouver le seul homme qu’il connût dans le mouvement organisé, et Jean l’avait reçu à bras ouverts.

XX.

À cette époque, l’association politique la plus importante et la mieux organisée était celle des Amis du peuple. Plusieurs des chefs qui la représentaient avaient joué déjà un rôle dans la charbonnerie ; ceux-là et d’autres plus jeunes en ont joué un plus brillant depuis 1830. Parmi ces hommes, qui ont surgi et grandi durant cette période de dix années, et qui ont déjà des noms historiques, la société des Amis de peuple comptait Trélat, Guinard, Raspail, etc. ; mais celui qui exerçait le plus de prestige sur les jeunes gens des Écoles tels que Laravinière, et sur les jeunes républicains populaires tels que Paul Arsène, c’était Godefroy Cavaignac. Presque seul, il n’avait pas cette suffisance puérile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre temps, et qui fait chez eux de l’affectation une seconde nature. Sa grande taille, sa noble figure, quelque chose de chevaleresque répandu dans ses manières et dans son langage, sa parole heureuse et franche, son activité, son courage et son dévouement, tout cela eût suffi pour enflammer la tête du belliqueux Jean, et pour échauffer le cœur du généreux Arsène, quand même Godefroy n’eût pas émis les idées sociales les plus complètes, les plus logiques, je dirai même les plus philosophiques qui aient pris une forme à cette époque dans les sociétés populaires. Ce président des Amis du peuple a seul professé dans ces clubs ce qu’on peut appeler les doctrines ; doctrines qui, à beaucoup d’égards, ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d’Arsène et les vastes aspirations de son âme vers l’avenir, mais qui, du moins, marquaient un progrès immense, incontestable, sur le libéralisme de la Restauration. Suivant Arsène, et suivant le jugement toujours sévère et méfiant du peuple, les autres républicains étaient un peu trop occupés de renverser le pouvoir, et point assez d’asseoir les bases de la république ; lorsqu’ils l’essayaient, c’était plutôt des règlements et une discipline qu’ils imaginaient, que des lois morales et une société nouvelle. Cavaignac, tout en faisant cette belle opposition qu’il a si largement et si fortement développée l’année suivante jusque devant la pâle et menteuse opposition de la chambre, s’occupait à mûrir des idées, à poser des principes. Il songeait à l’émancipation du peuple, à l’éducation publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la modification progressive de la propriété, et il ne renfermait pas, comme certains républicains d’aujourd’hui, ces deux principes nets et vastes dans l’hypocrite question d’organisation du travail et de réforme électorale ; mots bien élastiques, si l’on n’y prend garde, et dont le sens est susceptible de se resserrer autant que de s’étendre. En 1832, on ne craignait pas comme aujourd’hui de passer pour communiste, ce qui est devenu l’épouvantail de toutes les opinions de ce temps-ci. Un jury acquitta Cavaignac, après qu’il eut dit, entre autres choses d’une admirable hardiesse : « Nous ne contestons pas le droit de propriété. Seulement nous mettons au-dessus celui que la société conserve, de le régler suivant le plus grand avantage commun. » Dans ce même discours, le plus complet et le plus élevé parmi tous ceux des procès politiques de l’époque[1], Cavaignac dit encore : « Nous lui contestons (à votre société officielle) le monopole des droits politiques ; et ne croyez pas que ce soit seulement pour le revendiquer en faveur des capacités. Selon nous, quiconque est utile est capable. Tout service entraîne un droit. »

Arsène assistait à ce procès ; il écouta avec une émotion contenue ; et, tandis que la plupart des auditeurs, subjugués par le magnétisme qu’exerce toujours sur les masses le débit et l’aspect de l’orateur, éclataient en applaudissements passionnés, il garda un profond silence ; mais il était le plus pénétré de tous, et il n’entendit pas, ce jour-là, les autres plaidoiries[2]. Il s’absorba entièrement dans les idées que Godefroy avait éveillées en lui, et il se retira plein de celle-ci, qu’il vint me répéter mot à mot :

« La religion, comme nous l’entendons, nous, c’est le droit sacré de l’humanité. Il ne s’agit plus de pré-

  1. Procès du droit d’association, décembre 1832.
  2. C’est pourtant dans la même séance que Piocque dit ces belles paroles : « Est-ce que le dénûment et le besoin ne peuvent pas logiquement réclamer la faculté de se constituer leurs représentants, avocats de la faim, de la misère, et de l’ignorance ? »