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HORACE.

lut un refus très-net en style d’éditeur mécontent, qui appelle un chat, un chat, et un succès manqué un bouillon. Le digne homme en était pour ses frais. Depuis quinze jours que l’ouvrage était publié, il ne s’en était pas vendu trente exemplaires. Et puis il était si court ! Le volume était plat, les libraires ne prenaient cette galette qu’au rabais. Si Horace avait voulu le croire, il aurait allongé le dénoûment. Deux feuilles de plus, et son livre gagnait cinquante centimes par exemplaire. Et puis le titre n’était pas assez ronflant, la donnée n’était pas morale, il y avait trop de réflexions ; et mille autres causes de non-succès qui firent sauter au plancher le pauvre auteur outré de colère et rempli de désespoir.

Quand on n’a pour toute fortune que de belles paroles, des bottes percées et un habit râpé, on ne se décourage pas pour un refus d’éditeur ; on se met en campagne, et de rebuffades en rebuffades, on finit par en trouver un plus confiant ou plus riche. Mais courir en tilbury et suivi de son groom, de porte en porte, pour demander l’aumône, ce n’est pas aussi facile. Horace l’essaya pourtant dès le lendemain. Partout il fut reçu avec beaucoup de politesse, mais avec un sourire d’incrédulité pour son avenir littéraire. Son premier roman avait eu un succès d’estime plutôt qu’un succès d’argent. Le second avait fait un fiasco complet. L’un lui demandait une préface d’Eugène Sue, l’autre une lettre de recommandation de M. de Lamartine, un troisième exigeait qu’on lui assurât un feuilleton de Jules Janin. Tous s’accordaient pour ne point faire les frais de l’édition, et aucun n’entendait débourser la moindre avance de fonds. Horace les envoya tous au diable, petits et gros, et revint chez lui la mort dans l’âme.

Le lendemain il vendit son cheval pour payer et congédier son domestique ; le surlendemain il vendit sa montre pour avoir quelques pièces d’or, et pouvoir jouer encore un jour le rôle d’un homme riche. Il alla voir Louis de Méran, qui jouait au whist avec ses amis. Horace gagna quelques louis, les perdit, les regagna, et se retira vers trois heures du matin endetté de cinq cents francs, que, selon les lois de ce monde-là, il devait payer dans un délai de trois jours à un de ses meilleurs amis, riche de trente mille livres de rente, sous peine d’être méprisé et taxé de gueuserie. Après s’être en vain mis en quatre pour se les procurer chez un éditeur, le soir du troisième jour, il se décida à les emprunter à Louis de Méran, non sans un trouble mortel ; car il savait qu’à moins d’un nouveau bonheur au jeu, il ne pourrait pas les rendre, et l’insouciance qu’il avait eue naguère s’était changée en méfiance et en terreur depuis qu’il avait connu les âpres jouissances de la possession et les soucis amers de la ruine. Cette souffrance fut d’autant plus grande, qu’il lui sembla voir dans le regard et dans tout l’extérieur de son ami quelque chose de froid et de contraint qui contrastait avec son empressement et sa confiance habituels. Jusque-là ce jeune homme avait paru, en lui prêtant de l’argent, le remercier plutôt que l’obliger, et il est certain que jusque-là Horace le lui avait scrupuleusement restitué. Depuis qu’il se faisait passer pour riche, il payait exactement, non ses anciennes dettes, mais celles qu’il contractait dans son nouvel entourage. Ce jour-là il lui sembla que Louis de Méran lui faisait l’aumône avec un déplaisir contenu par la politesse. Aurait-il deviné que ce jour-là, pour la première fois, Horace n’avait pas le moyen de s’acquitter ? Mais comment eût-il pu le deviner ? Horace avait réformé son équipage et quitté le joli appartement garni qu’il occupait, sous prétexte d’un prochain voyage en Italie annoncé depuis longtemps, projet à la faveur duquel il s’était dispensé d’acheter des meubles et de s’installer conformément à sa prétendue aisance. Il feignit d’être encore retenu pour quelques jours par des affaires imprévues, espérant que, durant ce peu de jours, la fortune du jeu, et même celle de l’amour, changeraient en sa faveur, et lui permettraient de reculer indéfiniment son voyage.

Néanmoins, ce froid visage de son noble ami, et une sorte d’affectation qu’il crut remarquer en lui de ne pas l’accompagner à l’Opéra, lui causèrent une profonde inquiétude. Il craignit d’avoir laissé soupçonner sa position fâcheuse par l’air soucieux qu’il avait depuis quelques jours, et résolut d’effacer ces doutes en se montrant le soir en public avec son dandysme accoutumé. Il alla trouver au fond de la Cité un brocanteur auquel il avait eu affaire autrefois, et il lui vendit à grande perte son épingle en brillants ; mais il eut une centaine de francs dans sa poche, loua une remise, mit le meilleur habit qui lui restât, passa une rose magnifique dans sa boutonnière, et alla s’installer à l’avant-scène de l’Opéra, dans une de ces loges en évidence qu’on appelle aujourd’hui, je crois, cages aux lions. À cette époque-là, les élégants du Café de Paris ne portaient pas encore ce nom bizarre ; mais je crois bien que c’était la même espèce de dandys, ou peu s’en faut. Horace était enrôlé dans cette variété de l’espèce humaine, et faisait profession de se montrer. Il avait ses entrées dans cette loge, où Louis de Méran payait une part de location, et l’emmenait une ou deux fois par semaine. Il y était toujours accueilli par les autres occupants avec cordialité ; car on l’aimait, et son esprit animait ce groupe flâneur et ennuyé. Mais ce soir-là on tourna à peine la tête lorsqu’il entra, et personne ne se dérangea pour lui faire place. Il est vrai que Nourrit chantait avec madame Damoreau le duo de Guillaume Tell :

Ô Mathilde, idole de ma vie, etc.

Probablement on écoutait dans ce moment avec plus d’attention. Horace, un instant effrayé, se rassura ; et bientôt il reprit tout son aplomb, lorsqu’à la fin de l’acte un de ces messieurs l’engagea à venir souper chez lui, avec les autres, après le spectacle. Il s’efforça d’être enjoué, et il vint à bout d’avoir énormément d’esprit. Cependant, de temps à autre, il lui semblait remarquer un sourire de mépris échangé autour de lui. Un nuage alors passait devant ses yeux, ses oreilles bourdonnaient, il n’entendait plus l’orchestre, il ne voyait plus flotter dans la salle qu’une assemblée de fantômes qui le regardaient, le montraient au doigt, ricanaient affreusement ; et des spectres de femmes qui se disaient les uns aux autres des mots étranges derrière leur éventail : aventurier, aventurier ! hâbleur, fanfaron ! homme de rien ! homme de rien ! Alors il était prêt à s’évanouir, et quand, revenu à lui-même, il s’assurait que ce n’était qu’une hallucination, il faisait de violents efforts pour cacher son angoisse. Une fois un de ses compagnons lui demanda pourquoi il était si pâle. Horace, encore plus troublé par cette remarque, répondit qu’il était souffrant. Peut-être avez-vous faim ? lui dit un autre. Horace perdit tout à fait contenance. Il crut voir dans ce mot insignifiant une atroce épigramme. Il songea se retirer, à se cacher, à ne jamais reparaître.

Et puis il se dit qu’il ne fallait pas abandonner ainsi la partie, qu’il devait aborder une explication, affronter l’attaque, afin de se défendre avec audace, et de savoir à tout prix s’il était victime d’une secrète persécution, ou en proie à un mauvais rêve. Il suivit la bande joyeuse chez l’amphitryon de la nuit, tour à tour glacé ou rassuré par l’air froid ou bienveillant des convives.

La dame du logis était une fille entretenue, fort belle, fort intelligente, fort railleuse, et méchante à l’excès. Horace l’avait toujours haïe et redoutée, quoiqu’elle lui eût fait des avances. Elle avait ce jour-là une robe de satin écarlate, ses cheveux blonds flottants, et un certain air plus impertinent que de coutume. Ses yeux brillaient d’un éclat diabolique : c’était la vraie fille de Lucifer. Elle accueillit Horace avec des grâces de chat, le plaça auprès d’elle à table, et lui versa de sa belle main les vins du Rhin les plus capiteux. On s’égaya beaucoup, on traita Horace aussi bien que de coutume, on lui fit réciter des vers, on l’applaudit, on le flatta, et on parvint à l’enivrer, non pas jusqu’à perdre la raison, mais jusqu’à reprendre confiance en lui-même.

Alors un des convives lui dit :

« À propos de femmes, apprenez-nous donc, mon cher,