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HORACE.

pourquoi la vicomtesse de Chailly vous en veut si fort. Est-il vrai qu’à un déjeuner au Café de Paris, avec B… et A…, vous l’ayez compromise ?

— Le diable m’emporte si je m’en souviens, répondit Horace ; mais je ne crois pas l’avoir fait.

— Alors vous devriez vous justifier auprès d’elle, car on lui a dit que vous vous étiez vanté de ce dont un homme d’honneur ne se vante jamais…

— À jeun ! reprit un autre. Mais in vino veritas, n’est ce pas, Horace ?

— En ce cas, répondit Horace, quelque gris que j’aie pu être, je n’ai dû me vanter de rien.

— Il veut dire par là, observa Proserpine (c’est ainsi qu’Horace appelait ce soir-là la maîtresse de son hôte), qu’il n’y aurait pas de quoi se vanter, et c’est mon avis. Votre vicomtesse est sèche, reluisante et anguleuse comme un coquillage.

— Elle a beaucoup d’esprit, reprit-on. Avouez, Horace, que vous en avez été amoureux.

— Pourquoi non ? Mais si je l’ai été, je ne m’en souviens pas davantage.

— On dit pourtant que vous vous en êtes souvenu au point de raconter des choses étranges sur votre séjour à la campagne, l’été dernier ?

— Que signifient toutes ces questions ? dit Horace en levant la tête. Suis-je devant un jury ?

— Oh ! non, dit Proserpine : c’est tout au plus de la police correctionnelle. Allons, mon beau poëte, vous allez nous dire cela entre amis. La vicomtesse ne vous haïrait pas tant si elle ne vous avait pas tant aimé.

— Et depuis quand m’honore-t-elle de sa haine ?

— Depuis que vous lui avez été infidèle, bel inconstant !

— Si je ne l’ai pas été, c’est votre faute, belle inhumaine, répondit Horace du même ton moqueur.

— Vous avouez donc, reprit-elle, que vous lui aviez juré fidélité jusqu’au tombeau ?

— Cela va-t-il durer longtemps de la sorte ? dit Horace en riant.

— Il est certain, dit quelqu’un, que vous causez un violent dépit à la vicomtesse, et qu’elle dit beaucoup de mal de vous.

— Et quel mal peut-elle dire de moi, s’il vous plaît ?

— Tenez vous à le savoir ?

— Un peu.

— Eh bien ! elle prétend que vous êtes pauvre, et que vous vous faites passer pour riche ; que vous êtes un enfant, et que vous faites semblant d’être un homme ; que vous êtes éconduit par toutes les femmes, et que vous jouez le rôle de vainqueur. »

Nous y voilà, pensa Horace ; le moment est venu de braver l’orage.

« Si la vicomtesse se plaît à débiter de pareilles impertinences, répondit-il avec fermeté, comme je ne sais pas le moyen de me venger d’une femme, je me bornerai à dire qu’elle se trompe ; mais si un homme me le répétait avec le moindre doute sur ma loyauté, je lui répondrais qu’il en a menti. »

L’interlocuteur à qui s’adressait cette réponse fit un mouvement de colère. Son voisin le retint, et se hâta de dire d’un ton assez équivoque :

« Personne ne doute ici de votre loyauté. Si vous avez trahi le secret de vos amours avec une femme, dans un de ces après-boire où vraiment la vérité nous échappe sans que nous en ayons conscience, la vicomtesse pousse trop loin sa vengeance en vous calomniant. Mais si vous l’aviez calomniée, vous ? si, par dépit de ses refus, vous aviez menti, il faudrait l’excuser d’user de représailles.

— Mais vous-même, Monsieur, dit Horace, vous paraissez incertain ? Je désirerais savoir votre opinion sur mon compte.

— Mon opinion, c’est que vous avez été son amant, que vous l’avez conté à quelqu’un dans les fumées du champagne, et que vous avez fait là une grave imprudence.

— Que vous en semble ? dit Proserpine en remplissant le verre d’Horace ; prononcez, messieurs du tribunal.

— Cela mérite tout au plus deux jours d’emprisonnement au secret dans l’oratoire de madame de ***. »

Ici on nomma la belle veuve qu’Horace avait espéré d’épouser.

« Ah ! est-ce qu’il y a aussi un acte d’accusation par rapport à celle-là ? » dit Proserpine en regardant Horace d’un air de reproche à lui donner des vertiges de vanité.

Quoique Horace fût un peu animé, il comprit qu’il avait besoin de toute sa tête, et il s’abstint de vider son verre ; il chercha à deviner dans les regards des convives si cette petite guerre était un piège perfide ou une taquinerie amicale. Il crut n’y rien trouver de malveillant, et il soutint toutes les interrogations avec enjouement. Tout ce qu’on lui disait l’éclairait sur un point jusqu’alors mystérieux pour lui : c’est que la vicomtesse l’avait desservi auprès de la veuve. Il voyait en outre qu’elle avait tâché de le desservir dans l’opinion de ses amis, et la manière dont on présentait les choses donnait à penser que cette guerre cruelle était le résultat de l’amour offensé. Il trouvait tout le monde disposé à le juger ainsi, et à l’absoudre, dans ce cas, des doutes injurieux élevés contre lui par une femme irritée et jalouse. Il ne pouvait se justifier qu’en avouant son intimité avec elle ; mais il ne pouvait l’avouer sans encourir le reproche de fatuité, qu’il repoussait depuis un quart d’heure. Il n’avait qu’un parti à prendre, c’était de se griser tout à fait, et il le fit de son mieux, afin d’être autorisé à parler comme malgré lui.

Mais par une de ces bizarreries de la raison humaine, qui ne nous quitte que lorsque nous voulons la retenir, et qui s’obstine à nous rester fidèle lorsque nous la voulons écarter, plus il buvait, moins il se sentait gris. Il avait la migraine, sa paupière était lourde, sa langue embarrassée ; mais jamais son cerveau n’avait été plus lucide. Cependant il fallait déraisonner, hélas ! et Horace déraisonna. Il me l’a confessé depuis, pressé par un sévère interrogatoire : il joua l’ivresse n’étant pas ivre, et, feignant d’avoir perdu la raison, il donna, avec beaucoup de discernement, des preuves irrécusables de la vérité. Il le fit avec une certaine jouissance de ressentiment contre la méchante créature qui avait voulu le déshonorer, et il crut avoir savouré le plaisir funeste de la vengeance ; car il vit son auditoire convaincu applaudir à ses aveux, et les enregistrer comme pour démasquer la prudence de son ennemie.

Mais tout à coup son hôte, se levant pour recevoir les adieux de la compagnie, qui se retirait, lui dit ces paroles cyniques avec une froideur méprisante : « Allez vous coucher, Horace ; car, bien que vous ne soyez pas plus gris que moi, vous êtes soûl comme un… »

Horace n’entendit pas le dernier mot, et je me garderai bien de le répéter. Il eut comme un éblouissement ; et ses jambes ne pouvant plus le soutenir, sa langue ne pouvant plus articuler un mot, on l’entraîna, et on le jeta, plutôt qu’on ne le déposa à la porte de Louis de Méran, chez lequel, depuis le jour où il avait quitté son logement, il avait accepté un gîte provisoire. Ce qu’il souffrit lorsqu’il se trouva seul ne saurait être apprécié que par ceux qui auraient d’aussi misérables fautes à se reprocher. En proie à d’horribles douleurs physiques, et ne pouvant se traîner jusqu’à son lit, il passa le reste de la nuit sur un fauteuil, à mesurer l’horreur de sa position ; car, pour son supplice, sa raison était parfaitement éclaircie, et il ne se faisait plus illusion sur le blâme, la méfiance et le mépris de ces hommes qu’il avait voulu éblouir et tromper, et qui, malgré la supériorité de son esprit, venaient de le faire tomber dans un piège grossier. Maintenant il comprenait l’épreuve à laquelle on l’avait soumis, et la conduite qu’il eût dû tenir pour en sortir justifié. S’il eût affronté dignement les imputations de Léonie, en persistant à respecter le secret de sa faiblesse, et en acceptant le soupçon au lieu de l’écarter au moyen d’une lâche vengeance, quoique ses juges ne fussent ni très-éclairés, ni très-délicats sur de telles matières, ils auraient eu assez d’instinct généreux dans l’âme pour lui tout pardonner. Ils auraient estimé la noblesse et la bonté de son cœur, tout en blâmant