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LÉLIA.

sur ce couple endormi, et à recueillir ces détails sur deux existences qui vont bientôt rentrer dans la nuit de l’oubli.

C’est une chose triste que cet effacement complet des morts. Le christianisme corrompu a inspiré pour eux une sorte de terreur mêlée de haine. Ce sentiment est fondé peut-être sur le procédé hideux de nos sépultures, et sur cette nécessité de se séparer brusquement et à jamais de la dépouille de ceux qu’on a aimés. Les anciens n’avaient pas cette frayeur puérile. J’aime à leur voir porter dans leurs bras l’urne qui contient le parent ou l’ami ; je la leur vois contempler souvent ; je l’entends invoquer dans les grandes occasions, et servir de consécration à tous les actes énergiques. Elle fait partie de leur héritage. La cérémonie des funérailles n’est point confiée à des mercenaires ; le fils ne se détourne pas avec horreur du cadavre dont les flancs l’ont porté. Il ne le laisse point toucher à des mains impures. Il accomplit lui-même ce dernier office, et les parfums, emblème d’amour, sont versés par ses propres mains sur la dépouille de sa mère vénérée.

Dans les communautés religieuses, j’ai retrouvé un peu de ce respect et de cette antique affection pour les morts. Des mains fraternelles y roulent le linceul, des fleurs parent le front exposé tout un jour aux regards d’adieux. Le sarcophage a place au milieu de la demeure, au sein des habitudes de la vie. Le cadavre doit dormir à jamais parmi des êtres qui dormiront plus tard à ses côtés, et tous ceux qui passent sur sa tombe le saluent comme un vivant. Le règlement protège son souvenir, et perpétue l’hommage qu’on lui doit. La règle, chose si excellente, si nécessaire à la créature humaine, image de la Divinité sur la terre, religieuse préservatrice des abus, généreuse gardienne des bons sentiments et des vieilles affections, se fait ici l’amie de ceux qui n’ont plus d’amis. Elle rappelle chaque jour, dans les prières, une longue liste de morts qui ne possèdent plus sur la terre que ce nom écrit sur une dalle, et prononcé dans le mémento du soir. J’ai trouvé cet usage si beau, que j’ai rétabli beaucoup d’anciens noms qu’on avait retranchés pour abréger la prière ; j’en exige la stricte observance, et je veille à ce que l’essaim des jeunes novices, lorsqu’il rentre avec bruit de la promenade, traverse le cloître en silence et dans le plus grand recueillement.

Quant à l’oubli des faits de la vie, il arrive pour les morts plus vite ici qu’ailleurs. L’absence de postérité en est cause. Toute une génération de religieuses s’éteint presque en même temps ; car l’absence d’événements et les habitudes uniformes prolongent en général la vie dans des proportions à peu près égales pour tous les individus. Les longévités sont remarquables, mais la vie finit tout entière. Les intérêts de l’orgueil de la famille ne font ressortir aucun nom de préférence, et la rivalité du rang n’existant pas, l’égalité de la tombe est solennelle, complète. Cette égalité efface vite les biographies. La règle défend d’en écrire aucune sans une canonisation en forme, et cette prescription est encore une pensée de force et de sagesse. Elle met un frein à l’orgueil, qui est le vice favori des âmes vertueuses ; elle empêche l’humilité des vivants d’aspirer à la vanité de la tombe. Au bout de cinquante ans, il est donc bien rare que la tradition ait gardé quelque fait particulier sur une religieuse, et ces faits sont d’autant plus précieux.

Comme la prohibition d’écrire ne s’étend pas jusqu’à moi, je veux vous faire mention d’Agnès de Catane, dont on raconte ici la romanesque histoire. Novice pleine de ferveur, à la veille d’être unie à l’époux céleste, elle fut rappelée au monde par l’inflexible volonté de son père. Mariée à un vieux seigneur français, elle fut traînée à la cour de Louis xv, et y garda son vœu de vierge selon la chair et selon l’esprit, quoique sa grande beauté lui attirât les plus brillants hommages. Enfin, après dix ans d’exil sur la terre de Chanaan, elle recouvra sa liberté par la mort de son père et de son époux, et revint se consacrer à Jésus-Christ. Lorsqu’elle arriva par le chemin de la montagne, elle était richement vêtue, et une suite nombreuse l’escortait. Une foule de curieux se pressait pour la voir entrer. La communauté sortit du cloître et vint en procession jusqu’à la dernière grille, les bannières déployées et l’abbesse en tête, en chantant le psaume : In exitu Israel de Ægypto. La grille s’ouvrit pour la rerevoir. Alors la belle Agnès, détachant son bouquet de son corsage, le jeta en souriant par-dessus son épaule, comme le premier et le dernier gage que le monde eût à recevoir d’elle ; et, arrachant avec vivacité la queue de son manteau des mains du petit Maure qui la lui portait, elle franchit rapidement la grille, qui se referma à jamais sur elle, tandis que l’abbesse la recevait dans ses bras et que toutes les sœurs lui apportaient au front le baiser d’alliance. Elle fit le lendemain une confession générale des dix années qu’elle avait passées dans le monde, et le saint directeur trouva tout ce passé si pur et si beau, qu’il lui permit de reprendre le temps de son noviciat où elle l’avait laissé, comme si ces dix ans d’interruption n’eussent duré qu’un jour ; jour si chaste et si fervent, qu’il n’avait pas altéré l’état de perfection où était son âme, lorsqu’à la veille de prendre le voile elle avait été traînée à d’autres autels.

Elle fut une des plus simples et des plus humbles religieuses qu’on eût jamais vues dans le couvent. C’était une piété douce, enjouée, tolérante, une sérénité inaltérable, avec des habitudes élégantes. On dit que sa toilette de nonne était toujours très-recherchée, et qu’ayant été reprise de cette vanité en confession, elle répondit naïvement, dans le style de son temps, qu’elle n’en savait rien, et qu’elle se faisait brave malgré elle et par l’habitude qu’elle en avait prise dans le monde pour obéir à ses parents ; qu’au reste, elle n’était pas fâchée qu’on lui trouvât bon air, parce que le sacrifice d’une jeunesse encore brillante et d’une beauté toujours vantée faisait plus d’honneur au céleste époux de son âme, que celui d’une beauté flétrie et d’une vie prête à s’éteindre. J’ai trouvé une grâce bien suave dans cette histoire.

Sachez, Trenmor, quel est le charme de l’habitude, quelles sont les joies d’une contemplation que rien ne trouble. Cette créature errante que vous avez connue n’ayant pas et ne voulant pas de patrie, vendant et revendant sans cesse ses châteaux et ses terres, dans l’impuissance de s’attacher à aucun lieu ; cette âme voyageuse, qui ne trouvait pas d’asile assez vaste, et qui choisissait pour son tombeau, tantôt la cime des Alpes, tantôt le cratère du Vésuve, et tantôt le sein de l’Océan, s’est enfin prise d’une telle affection pour quelques toises de terrain et pour quelques pierres jointes ensemble, que l’idée d’être ensevelie ailleurs lui serait douloureuse. Elle a conçu pour les morts une si douce sympathie, qu’elle leur tend quelquefois les bras et s’écrie au milieu des nuits :

« Ô mânes amis ! âmes sympathiques ! vierges qui avez, comme moi, marché dans le silence sur les tombes de vos sœurs ! vous qui avez respiré ces parfums que je respire, et salué cette lune qui me sourit ! vous qui avez peut-être connu aussi les orages de la vie et le tumulte du monde ! vous qui avez aspiré au repos éternel et qui en avez senti l’avant-goût ici-bas, à l’abri de ces voûtes sacrées, sous la protection de cette prison volontaire ! vous surtout, qui avez ceint l’auréole de la foi, et qui avez passé des bras d’un ange invisible à ceux d’un époux immortel, chastes amantes de l’Espoir, fortes épouses de la Volonté ! me bénissez-vous, dites-moi, et priez-vous sans cesse pour celle qui se plaît avec vous plus qu’avec les vivants ? Est-ce vous dont les encensoirs d’or répandent ces parfums dans la nuit ? Est-ce vous qui chantez doucement dans ces mélodies de l’air ? Est-ce vous qui, par une sainte magie, rendez si beau, si attrayant, si consolant, ce coin de terre, de marbre et de fleurs où nous reposons vous et moi ? Par quel pouvoir l’avez-vous fait si précieux et si désirable, que toutes les fibres de mon être s’y attachent, que tout le sang de mon cœur s’y élance, que ma vie me semble trop courte pour en jouir, et que j’y veuille une petite place pour mes os, quand le souffle divin les aura délaissés !