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LÉLIA.

dormez pas, que vous ne priez pas ; je sais que, vous aussi, l’ennui vous dévore !

— Le chagrin me dévore, non l’ennui ! répondit Lélia avec une franchise qui brisa l’orgueil de Sténio.

— Le chagrin ! dit-il avec surprise. Vous en convenez donc ? Oh ! oui, en vous voyant si calme, j’aurais dû comprendre que vous nourrissiez tranquillement et patiemment, comme jadis, le désespoir dans votre sein ; pauvre Lélia !

— Oui, pauvre Lélia ! répondit l’abbesse, je mérite d’être appelée ainsi, et pourtant j’ai de grandes richesses, de grandes espérances, de grandes consolations : la conscience d’avoir agi comme je devais, la certitude d’un Dieu ami des malheureux, et l’intelligence des joies saintes auxquelles une âme résignée peut aspirer.

— Mais vous souffrez, Lélia, dit Sténio de plus en plus étonné de la trouver si sincère ; vous n’êtes donc pas résignée ? Vous ne ressentez donc pas ces joies que vous comprenez ? Ce Dieu, ami des infortunés, ne vous assiste donc pas ? La paix de votre conscience n’est donc pas une félicité suffisante ?

— Je ne m’étonne pas que vous me le demandiez, répondit Lélia ; car vous ne savez plus rien de toutes ces choses, et vous devez trouver un certain attrait de curiosité à les rapprendre ; je vais donc vous les dire. »

Elle lui fit signe de s’éloigner d’elle, car il marchait à ses côtés, il n’osa pas résister à ce geste dont l’autorité semblait surhumaine. Elle s’éloigna aussi, et, appuyant son coude contre le bord de la fenêtre, elle lui parla debout et le regard fixé sur lui avec assurance.

« Je ne veux pas vous tromper, lui dit-elle. Je sens que ces paroles échangées à cette heure entre nous ont une solennité qu’il n’est pas en mon pouvoir de détourner. Si Dieu a permis que vous entrassiez sans obstacle dans le sanctuaire de mon repos, s’il a livré à votre curiosité malveillante ou frivole le secret douloureux de mes veilles, sa volonté est apparemment que vous connaissiez mes pensées ; et vous les connaîtrez pour en faire l’usage que Dieu a prévu et ordonné. La fierté que je professe, que j’enseigne et que je pratique est, je le sais, l’objet de votre aversion et de votre ressentiment. Vous la combattez avec âpreté dans vos entretiens, dans vos écrits, dans le sein même de mon humble école ; mais vous la combattez par un faible argument, Sténio. Vous dites que mon chemin ne mène point au bonheur, que je suis moi-même la première victime de cet indomptable orgueil que j’exalte. Vous vous trompez, Sténio ! ce n’est pas de mon orgueil que je suis victime, c’est de l’absence des affections qui font la vie de l’âme. La vie de l’âme en Dieu est une existence sublime, mais elle ne suffit pas, parce qu’elle ne peut pas exister complète, incessante, infinie. Dieu nous aime et nous porte en lui à toute heure ; nous aussi, nous l’aimons et le portons en nous ; mais nous ne sentons pas, comme lui, à toute heure, cette vie universelle qui est en lui naturelle et nécessaire ; en nous, accidentelle, extraordinaire, jaculatoire. L’amour infini est donc la vie de Dieu. La vie de l’homme se compose de l’amour infini, qui a Dieu et l’univers pour objet, et de l’amour fini ou terrestre, qui a pour objet les âmes humaines associées par le sentiment à l’être humain. Cette association, c’est l’amour, l’hyménée, la génération, la famille. Qu’une créature humaine s’isole et renonce à ces éléments nécessaires de son existence, elle souffre, elle languit, elle n’existe plus qu’à demi. Elle a bien l’immensité de Dieu pour refuge ; mais, faible et bornée qu’elle est, elle se perd au sein de cette immensité et s’y sent absorbée, dévorée, anéantie, comme un atome dans le foyer des astres. Quelquefois cette absorption est enivrante, délicieuse, sublime ; il est, dans la prière et dans la contemplation, des ravissements inouïs et dont nulle joie terrestre ne peut donner l’idée. Mais ils sont rares, ils s’évanouissent rapidement, et ne reviennent pas au premier cri de notre souffrance ; ils sont rares, parce que notre âme, malgré tous nos efforts, a besoin pour les ressentir d’un état de puissance auquel la nature humaine ne peut aisément s’élever ni se soutenir ; ils sont fugitifs, parce que Dieu ne nous permet point de passer en cette vie de l’état d’homme à l’état d’ange : il faut que nous subissions notre sévère destinée, et que notre pèlerinage s’accomplisse dans les dures conditions de la vie terrestre.

« Au milieu de sa rigueur, Dieu est bon et prodigue envers nous. Il a permis que nous eussions sur cette terre des affections tendres, fortes, exclusives ; mais il a voulu, pour sanctionner ces affections, qu’elles revêtissent un caractère de grandeur, de justice et de sublimité, moyennant lesquelles elles ressemblent à l’amour divin, parce qu’elles s’y retrempent et s’y confondent ; et sans lesquelles elles se matérialisent, s’avilissent et s’éteignent, parce que l’amour divin ne les inspire et ne les gouverne plus. Ainsi, quand les générations se corrompent ou s’endorment, quand le progrès de la justice est entravé sur la terre, quand les lois ne sont plus en harmonie avec les besoins de ce progrès, et que les cœurs font de vains efforts pour vivre selon la liberté, qui fait la sincérité et la fidélité des affections, Dieu retire à l’amour terrestre ce rayon dont il l’avait éclairé. Les nobles instincts de l’homme retombent au niveau de la brute. Les mystères sacrés de l’hymen s’accomplissent dans la fange ou dans les pleurs ; les passions deviennent cuisantes, jalouses, meurtrières ; les appétits, grossiers, impudiques et lâches : l’amour est une orgie, le mariage un marché, la famille un bagne. Alors l’ordre est un supplice et une agonie ; le désordre, un refuge, c’est-à-dire un suicide.

« Eh bien, ce désordre, nous y vivons, Sténio, vous, parce que vous vous êtes jeté dans la débauche, et moi, parce que je me suis reléguée dans le cloître ; vous, parce que vous avez abusé de l’existence, et moi, parce que j’ai renoncé à exister. Nous avons transgressé tous deux les lois divines, faute d’avoir vécu sous des lois humaines qui nous permissent de nous entendre et de nous aimer. Les préjugés de votre éducation et les habitudes de votre esprit, l’exemple de l’humanité, la sanction des lois, vous eussent donné sur moi des droits de commandement et de possession que ma volonté seule eût pu ratifier, et que ma volonté n’a pas voulu ratifier, craignant l’abus inévitable où vous entraîneraient tant de puissances réunies contre moi. À ne parler que d’un seul de vos droits exclusifs, la société ne me donnait aucune garantie contre votre infidélité, et, tout au contraire, elle vous donnait contre la mienne les garanties les plus avilissantes pour ma dignité. Ne dites pas que nous eussions pu nous élever au-dessus de cette société et braver ses institutions en contractant une union libre de formalités. J’avais fait cette expérience, et je savais qu’elle est impossible ; car là, moins encore que dans le mariage, la femme peut être la compagne et l’égale de l’homme. Les intérêts sont opposés ; l’homme croit les siens plus précieux et plus importants. Il faut que la femme y sacrifie les siens et s’engage dans une carrière de dévouement, sans compensation possible de la part de l’homme ; car l’homme tient à la société ; quoi qu’il fasse, il ne peut s’isoler, et la société repousse le lien illégitime. Il faut donc que l’existence de la femme disparaisse, absorbée par celle de l’homme : et moi, je voulais exister. Je ne l’ai pas pu, j’ai préféré scinder mon existence et sacrifier ma part de vie humaine à la vie divine, que de perdre l’une et l’autre dans une lutte vaine et funeste.

Vous, Sténio, vous aviez compris instinctivement mes prétentions et mes droits ; car vous m’aimiez plus que vous n’eussiez aimé une autre femme. Mais il n’était pas en votre pouvoir d’y acquiescer. Comme il y a pour les hommes deux existences, l’une sociale et l’autre individuelle, il y a en eux deux natures, deux âmes, pour ainsi dire : l’une qui veut l’adhésion de la société, l’autre qui veut les joies de l’amour. Or, quand ces deux existences sont en guerre, le cœur de l’homme est en guerre contre lui-même. Il sent que l’idéal n’est pas dans une société injuste et corrompue, mais il sent aussi que son idéal ne peut exister dans l’amour sans la sanction de la société. Qu’il rompe avec l’amour ou avec la société, il scinde également sa vie. Dieu a mis en lui des instincts de tendresse et des besoins de bonheur, voilà pour son amour ; mais il a mis aussi en lui des instincts de dévoue-