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JEAN ZISKA.

hême rapporte qu’elle lui fit conserver ses gros souliers de paysan, et qu’il les légua au fils qui lui succédait, afin qu’il n’oubliât point sa rustique origine et les devoirs qu’elle lui imposait[1]. Wladislas ii fut le second de ses descendants qui porta le titre de roi. Ce titre lui fut conféré par Frédéric Barberousse. Mais il semble que ce fut pour cette race le signal de la fatalité. L’esprit conquérant qui s’emparait des souverains de la Bohême devait, suivant la loi éternelle, détruire la nationalité de leur domination. Przemysl-Ottokar ii posséda, avec la Bohême, l’Autriche, la Carniole, l’Istrie, la Styrie, une partie de la Carinthie, et jusqu’à un port de mer, ce qui, pour le dire en passant, pourrait bien purger la mémoire de Shakspeare d’une grosse faute de géographie[2]. Il fit la guerre aux païens de Prusse, leur dicta des lois, bâtit Kœnigsberg, prit sous sa protection Vérone, Feltre et Trévise, et refusa par excès d’orgueil, dit-on, plus que par modestie, la couronne impériale, qui échut à Rodolphe de Habsbourg, lequel le dépouilla d’une partie de ses domaines. Après lui, Wenceslas iv fut élu roi de Pologne. Wenceslas v, qui réunit la Hongrie à ces possessions, se perdit dans la débauche, fut assassiné à Olmutz et termina la dynastie nationale. Cinq ans après, Jean de Luxembourg montait sur le trône de Bohême, et l’influence allemande commençait à irriter les Bohémiens, livrés pour la première fois depuis tant de siècles à une main étrangère. Jean, politique habile et ambitieux, comprit son rôle, renvoya les fonctionnaires allemands et promena sa noblesse dans des guerres à l’étranger. Il finit par se promener lui-même hors de la contrée, sous prétexte de maladie, mais en effet pour laisser aux Bohémiens le temps de s’habituer sans trop d’amertume à sa domination. Il fit plusieurs voyages en France, fréquenta les papes d’Avignon, et tout en respirant l’air salubre de ces contrées, revint un beau jour, rapportant de par un décret de l’autorité pontificale, la couronne impériale à son fils. Ce fils fut Charles iv, premier roi de Bohême, empereur. Ses grands travaux donnèrent à cette contrée un lustre qu’elle n’avait pas encore eu. Il bâtit la nouvelle ville de Prague, composa le code des lois, fonda le collège de Carlstein, et tenta de réunir la Moldaw au Danube. Mais son plus grand œuvre fut la fondation de l’Université de Prague à l’instar de celle de Paris, où il avait étudié. Ce corps savant devint rapidement illustre et enfanta Jean Huss, Jérôme de Prague et plusieurs autres hommes supérieurs ; c’est-à-dire qu’il enfanta le hussitisme, un idéal de république qui devait bientôt faire une rude guerre à la postérité de son fondateur.

Charles iv chérissait tendrement cependant cette Université, sa noble fille. Il y prenait tant de plaisir aux discussions savantes, que lorsqu’on venait l’interrompre pour l’avertir de manger, il répondait, en montrant ses docteurs échauffés à la dispute : « C’est ici mon souper ; je n’ai pas d’autre faim. » Malgré cette sollicitude paternelle pour l’éducation des Bohémiens, ceux-ci ne l’aimèrent jamais et lui reprochèrent de trop s’occuper des intérêts de sa famille. Le reproche fut peut-être injuste ; mais cette famille avait le tort impardonnable d’être étrangère : on le lui fit bien voir.

Sous Wenceslas l’ivrogne, fils de Charles iv, l’Université de Prague, forte de sa propre vie, grandit, se développa, acquit une immense popularité, et produisit Jean Huss, qu’elle envoya, comme le plus beau fleuron de sa couronne, au concile de Constance. Les pères du concile ne lui renvoyèrent même pas ses cendres. L’Université fit faire à la Bohême, dont elle était devenue la tête et le cœur, le serment d’Annibal contre Rome.

Il ne faudrait pas croire cependant que la conversion de ce peuple guerrier en un peuple raisonneur et théologien fût l’affaire de quelques années et l’œuvre entière de l’Université. Les choses ne se passent pas ainsi dans la vie des nations. Permis aux pères des conciles de dire, dans le style du temps, que le royaume de Bohême, jusque-là fidèlement attaché à la religion, était devenu tout d’un coup l’égout de toutes les sectes. Il y avait bien longtemps, au contraire, que la Bohême tournait à l’hérésie, et que le monde civilisé tout entier, infecté de ce poison, lui en infiltrait tout doucement le venin.

Si j’écrivais cette histoire pour les hommes graves (comme on dit de tant d’hommes en ce temps-ci où il y a si peu de gravité), je ne pourrais faire moins que de tracer maintenant l’histoire de l’hérésie. Il me faudrait, pour remonter à son berceau, remonter à celui de l’Église ; ce serait un peu long et un peu lourd. Rassurez-vous, Mesdames, c’est pour vous que j’écris, et ce que j’ai lu de tout cela, je vous le résumerai en peu de mots, d’autant plus qu’à cet égard l’histoire n’existe pas ; l’histoire n’est pas faite. Rien de plus obscur et de plus embrouillé que la certitude de certains faits dans le passé. Peut-être faudrait-il s’occuper un peu de chercher celle du fait idéal ; si l’on songeait bien aux causes morales des événements, on déterminerait peut-être d’une manière plus satisfaisante la marche de ces événements ; si l’on mettait un peu plus de sentiment dans l’étude de l’histoire, je crois qu’on devinerait beaucoup de choses qu’avec la seule érudition il sera peut-être à jamais impossible d’affirmer.

Deviner l’histoire de la pensée humaine, voilà en effet à quoi nous sommes réduits en ce temps de scepticisme, après tant de siècles d’hypocrisie. Que dis-je ? l’hypocrisie et le scepticisme sont de tous les temps, et presque toujours l’histoire, surtout l’histoire des religions, a été écrite sous l’une ou l’autre inspiration. L’Église a écrit l’histoire, c’est elle qui l’a le plus et le mieux écrite dans le passé : l’Église a été forcée de l’écrire selon ses intérêts, ses ressentiments et ses terreurs. Les souverains ont fait écrire l’histoire, et les souverains ont fait comme l’Église. Comme le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ont été aux prises éternellement, voilà déjà de grandes contradictions entre les historiens des deux camps. Puis les philosophes et les hérétiques ont écrit l’histoire : ressentiment et amertume contre les pouvoirs oppresseurs, crainte et jalousie entre les diverses sectes et les diverses philosophies, ignorance et précipitation de jugement, voilà ce qu’on trouve chez la plupart de ces historiens. Nouvelles contradictions ! où est donc la vérité de l’histoire au milieu de ce conflit ? L’histoire n’existe pas, je vous le jure ; que les pédants en pensent ce qu’ils veulent !

Mais comme la Providence ne fait rien d’inutile, l’humanité, sur laquelle et par laquelle agit chez nous la Providence, ne fait rien d’inutile non plus. Le passé a entassé devant nous des montagnes de matériaux, l’avenir en profitera. Le présent s’en effraie et y porte une main timide. Mais vienne le réveil des grands sentiments, vienne un siècle des lumières qui ne sera ni celui de Léon x ni celui de Louis xiv, mais celui de la justice et de la droiture, l’histoire se fera, et nos petits-enfants en auront enfin une idée nette et bienfaisante.

Quoi, me direz-vous, nous n’avons pas d’histoire ? Et qu’avons-nous donc appris dans nos couvents ? — Hélas ! Mesdames, vous n’y avez appris que l’Évangile, et encore ne l’avez-vous pas compris. Vos filles pourraient commencer à apprendre quelque chose, car on a commencé à faire pour la jeunesse de bons ouvrages comparativement à ceux du passé. Quelques esprits élevés ont jeté de siècle en siècle une certaine carte progressive sur cet abîme ténébreux. De nos jours de rares intelligences ont indiqué la route ; la notion d’une nouvelle méthode supérieure à l’ancienne s’est répandue et tend à se populariser, en dépit de l’hypocrisie sceptique de l’Église et du scepticisme hypocrite de l’Université. Mais les seuls beaux travaux que nous possédions sur l’histoire ne sont encore que des aperçus de sentiment, des éclairs de divination. Je vous l’ai dit, nous en sommes à deviner l’histoire, en attendant qu’on nous la fasse et qu’on nous la donne tout expliquée et toute dévoilée.

  1. Cette tradition de paysan-roi se retrouve chez tous les peuples slaves.
  2. On sait que dans un de ses drames à époque incertaine il fait aborder sur un navire un de ses personnages en Bohême. Ce pouvait être le port de Naon qu’acheta le roi Ottokar, et qui posa fastueusement la limite de son empire au rivage de l’Adriatique.