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GABRIEL.

n’avais pas pour moi-même. Ma vie me semblera plus précieuse unie à la tienne.

GABRIEL, s’approchant de la grille de la fenêtre.

Tiens ! le jour est levé : regarde, Astolphe, comme le soleil rougit les flots en sortant de leur sein. Puisse notre amitié être aussi pure, aussi belle que le jour dont cette aurore est le brillant présage !

(Le geôlier et le chef des sbires entrent.)
LE CHEF DES SBIRES.

Messeigneurs, en apprenant vos noms, le chef de la police a ordonné que vous fussiez mis en liberté sur-le-champ.

ASTOLPHE.

Tant mieux, la liberté est toujours agréable : elle est comme le bon vin, on n’attend pas pour en boire que la soif soit venue.

GABRIEL.

Allons ! vieux Marc, éveille-toi. Notre captivité est déjà terminée.

MARC, bas à Gabriel.

Eh quoi ! mon cher maître, vous allez sortir bras dessus bras dessous avec le seigneur Astolphe ?… Que dira Son Altesse si on vient à lui redire…

GABRIEL.

Son Altesse aura bien d’autres sujets de s’étonner. Je le lui ai promis : je me comporterai en homme !


DEUXIÈME PARTIE.

Dans la maison d’Aslolphe.

Scène PREMIÈRE.


ASTOLPHE, LA FAUSTINA.

(Astolphe, en costume de fantaisie très-riche, achève sa toilette devant un grand miroir. La Faustina, très-parée, entre sur la pointe du pied et le regarde. Astolphe essaie plusieurs coiffures tour à tour avec beaucoup d’attention.)

LA FAUSTINA, à part.

Jamais femme mit-elle autant de soin à sa toilette et de plaisir à se contempler ? Le fat !

ASTOLPHE, qui voit Faustina dans la glace. À part.

Bon ! je te vois fort bien, fléau de ma bourse, ennemi de mon salut ? Ah ! tu reviens me trouver ! Je vais te faire un peu damner à mon tour.

(Il jette sa toque avec une affectation d’impatience et arrange sa chevelure minutieusement.)

FAUSTINA s’assied et le regarde. Toujours à part.

Courage ! admire-toi, beau damoiseau ! Et qu’on dise que les femmes sont coquettes ! Il ne daignera pas se retourner !

ASTOLPHE, à part.

Je gage qu’on s’impatiente. Oh ! je n’aurai pas fini de si tôt.

(Il recommence à essayer ses toques.)
FAUSTINA, à part.

Encore !… Le fait est qu’il est beau, bien plus beau qu’Antonio ; et on dira ce qu’on voudra, rien ne fait tant d’honneur que d’être au bras d’un beau cavalier. Cela vous pare mieux que tous les joyaux du monde. Quel dommage que tous ces Alcibiades soient si vite ruinés ! En voilà un qui n’a plus le moyen de donner une agrafe de ceinture ou un nœud d’épaule à une femme !

ASTOLPHE, feignant de se parler à lui-même.

Peut-on poser ainsi une plume sur une barrette ! Ces gens-là s’imaginent toujours coiffer des étudiants de Pavie !

(Il arrache la plume et la jette par terre. Faustina la ramasse.)
FAUSTINA, à part.

Une plume magnifique et le costumier la lui fera payer. Mais où prend-il assez d’argent pour louer de si riches habits ?

(Regardant autour d’elle.)

Eh mais ! je n’y avais pas fait attention ! Comme cet appartement est changé ! Quel luxe ! C’est un palais aujourd’hui. Des glaces ! des tableaux !

(Regardant le sofa où elle est assise.)

Un meuble de velours tout neuf, avec des crépines d’or fin ! Aurait-il fait un héritage ? Ah ! mon Dieu, et moi qui depuis huit jours… Faut-il que je sois aveugle ! Un si beau garçon !…

(Elle tire de sa poche un petit miroir et arrange sa coiffure.)
ASTOLPHE, à part.

Oh ! c’est bien inutile ! Je suis dans le chemin de la vertu.

FAUSTINA, se levant et allant à lui.

À votre aise, infidèle ! Quand donc le beau Narcisse daignera-t-il détourner la tête de son miroir ?

ASTOLPHE, sans se retourner.

Ah ! c’est toi, petite ?

FAUSTINA.

Quittez ce ton protecteur, et regardez-moi.

ASTOLPHE, sans se retourner.

Que me veux-tu ? Je suis pressé.

FAUSTINA, le tirant par le bras.

Mais, vraiment, vous ne reconnaissez pas ma voix, Astolphe ? Votre miroir vous absorbe !

ASTOLPHE se retourne lentement et la regarde d’un air indifférent.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? Je vous regarde. Vous n’êtes pas mal mise. Où passez-vous la nuit ?

FAUSTINA, à part.

Du dépit ? La jalousie le rendra moins fier. Payons d’assurance. (Haut.) Je soupe chez Ludovic.

ASTOLPHE.

J’en suis bien aise ; c’est là aussi que je vais tout à l’heure.

FAUSTINA.

Je ne m’étonne plus de ce riche déguisement. Ce sera une fête magnifique. Les plus belles filles de la ville y sont conviées ; chaque cavalier amène sa maîtresse. Et tu vois que mon costume n’est pas de mauvais goût.

ASTOLPHE.

Un peu mesquin ! C’est du goût d’Antonio ? Ah ! je ne reconnais pas là sa libéralité accoutumée. Il paraît, ma pauvre Faustina, qu’il commence à se dégoûter de toi ?

FAUSTINA.

C’est moi plutôt qui commence à me dégoûter de lui.

ASTOLPHE, essayant des gants.

Pauvre garçon !

FAUSTINA.

Vous le plaignez ?

ASTOLPHE.

Beaucoup, il est en veine de malheur. Son oncle est mort la semaine passée, et ce matin à la chasse le sanglier a éventré le meilleur de ses chiens.

FAUSTINA.

C’est juste comme moi : ma camériste a cassé ce matin mon magot de porcelaine du Japon, mon perroquet s’est empoisonné avant-hier, et je ne t’ai pas vu de la semaine.

ASTOLPHE, feignant d’avoir mal entendu.

Qu’est-ce que tu dis de Célimène ? J’ai dîné chez elle hier. Et toi, où dînes-tu demain ?

FAUSTINA.

Avec toi.

ASTOLPHE.

Tu crois ?

FAUSTINA.

C’est une fantaisie que j’ai.

ASTOLPHE.

Moi, j’en ai une autre.

FAUSTINA.

Laquelle ?

ASTOLPHE.

C’est de m’en aller à la campagne avec une créature charmante dont j’ai fait la conquête ces jours-ci.