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LÉLIA.

Mais elle reprit bientôt son effronterie, et, voyant que Trenmor promenait un sombre regard d’anxiété sur les convives, elle l’attira vers un siège placé auprès du sien.

« Allons, mon bel abbé, dit-elle en lui présentant sa coupe d’argent ciselée par Benvenuto et couronnée de roses à la manière des voluptueuses orgies de la Grèce, réchauffe tes lèvres engourdies avec ce lacryma-christi. »

Et elle se signa d’un air hypocrite en prononçant le nom du Rédempteur.

« Dis-moi ce qui t’amène vers nous, continua-t-elle, ou plutôt ne me le dis pas, laisse-moi le deviner. Veux-tu qu’on te donne une robe de soie et qu’on parfume tes cheveux ? Tu es le plus bel abbé que j’aie jamais vu. Mais pourquoi votre Miséricorde fronce-t-elle le sourcil sans me répondre ?

— Je vous demande pardon, Madame, répondit Trenmor, si je réponds mal à votre hospitalité ; quoique je sois entré ici à pied, comme un colporteur, vous me recevez comme un prince Je ne m’arroge point le droit de mépriser vos avances ; mais je n’ai pas le temps de m’occuper de vous : ma visite a un autre objet, Pulchérie…

— Pulchérie ! dit la Zinzolina en tressaillant. Qui êtes-vous, pour savoir le nom que ma mère m’a donné ? De quel pays venez-vous ?

— Je viens du pays où est maintenant Lélia, répondit Trenmor en baissant la voix.

— Béni soit le nom de ma sœur ! reprit la courtisane d’un air grave et recueilli. »

Puis elle ajouta d’un ton cavalier :

« Quoiqu’elle m’ait légué la dépouille mortelle de son amant.

— Que dites-vous ? reprit Trenmor avec épouvante, avez-vous déjà épuisé tant de jeunesse et de sève ? Avez-vous déjà donné la mort à cet enfant qui n’avait pas encore vécu ?

— Si c’est de Sténio que vous parlez, répondit-elle, rassurez vous, il est encore vivant.

— Il a bien encore un mois ou deux à vivre, ajouta un des convives en jetant un regard insouciant et vague sur le sofa où dormait un homme dont le visage était enfoncé dans les coussins. »

Les yeux de Trenmor suivirent la même direction. Il vit un homme de la taille de Sténio, mais beaucoup plus fluet, et dont les membres grêles reposaient dans un affaissement qui annonçait moins l’ivresse que la fièvre. Sa chevelure fine et rare tombait en boucles déroulées sur un cou lisse et blanc comme celui d’une femme, mais dont les contours sans rondeur trahissaient une virilité maladive et forcée.

« Est-ce donc là Sténio ? dit Trenmor en attirant Pulchérie dans une embrasure de croisée et en fixant sur la courtisane un regard qui la fit involontairement pâlir et trembler. Un jour viendra peut-être, Pulchérie, où Dieu vous demandera compte du plus pur et du plus beau de ses ouvrages. Ne craignez-vous pas d’y songer ?

— Est-ce donc ma faute si Sténio est déjà usé, quand nous tous qui sommes ici et qui menons la même vie, nous sommes jeunes et vigoureux ? Pensez-vous qu’il n’ait pas d’autres maîtresses que moi ? Croyez-vous qu’il ne s’enivre qu’à ma table ? Et vous, Monseigneur, car je vous connais à vos discours et sais maintenant qui vous êtes, n’avez-vous pas connu la vie joyeuse, et n’êtes-vous pas sorti des bras du plaisir riche de force et d’avenir ? D’ailleurs, si quelque femme est coupable de sa perte, c’est Lélia, qui devait garder ce jeune poëte auprès d’elle. Dieu l’avait destiné à aimer religieusement une seule femme, à faire des sonnets pour elle, à rêver du fond d’une vie solitaire et paisible les orages des destinées plus actives. Nos orgies, nos ardentes voluptés, nos veilles bruyantes, il devait les voir de loin, dans le mirage de son génie, et les raconter dans ses poëmes, mais non pas y prendre part, mais non pas y jouer un rôle. En l’invitant au plaisir, est-ce que je lui ai conseillé de quitter tout le reste ? Est-ce que j’ai dit à Lélia de le bannir et de l’abandonner ? Ne savais-je pas bien que, dans la vie des hommes comme lui, l’ivresse des sens devait être un délassement et ne pouvait pas être une occupation ? Venez-vous ici pour le chercher, pour l’enlever à nos fêtes, pour le ramener à une vie de réflexion et de repos ? Aucun de nous ne s’y opposera. Moi qui l’aime encore, je serai reconnaissante si vous le sauvez de lui-même, si vous le rendez à Lélia et à Dieu.

— Elle a raison, s’écria un des compagnons de Pulchérie, qui avait saisi ses dernières paroles. Emmenez-le, emmenez-le ! Sa présence nous attriste. Il n’est pas des nôtres, il a toujours été seul parmi nous, et en partageant nos joies il semblait les mépriser. Allons, Sténio, éveille-toi, rajuste ton vêtement et laisse-nous. »

Mais Sténio, sourd à leurs clameurs, restait immobile sous le poids de ces vœux insultants, et l’abrutissement de son sommeil le plaçait dans une situation dont Trenmor sentit la honte à sa place. Il s’approcha de lui pour le réveiller.

« Prenez garde à ce que vous allez faire, lui dit-on ; Sténio a le réveil tragique, personne ne le touche impunément quand il dort. L’autre jour il a tué un chien qu’il aimait, parce qu’en sautant sur ses genoux le pauvre animal avait interrompu un rêve où Sténio se plaisait. Hier, comme il s’était assoupi les coudes sur la table, la Emerenciana ayant voulu lui donner un baiser, il lui brisa son verre sur la figure, et lui fit une blessure dont la marque, je crois, ne s’effacera jamais. Quand ses valets ne l’éveillent pas à l’heure qu’il indique, il les chasse ; mais, quand ils l’éveillent, il les bat. Prenez garde, en vérité ; il tient son couteau de table, il serait capable de vous l’enfoncer dans la poitrine.

— Ô mon Dieu ! pensa Trenmor, il est donc bien changé ! Son sommeil était pur comme celui d’un enfant ; et quand la main d’un ami l’éveillait, son premier regard était un sourire, sa première parole une bénédiction. Pauvre Sténio ! quelles souffrances ont donc aigri ton âme, quelles fatigues ruiné ton corps, pour que je te retrouve ainsi ? »

Immobile et debout derrière le sofa, plongé dans de sombres réflexions, Trenmor regardait Sténio, dont la respiration courte et le rêve convulsif trahissaient les agitations intérieures. Tout à coup le jeune homme s’éveilla de lui-même et bondit en criant d’un voix rauque et sauvage. Mais en voyant la table et les convives qui le regardaient d’un air d’étonnement et de dédain, il se rassit sur le sofa, et, croisant ses bras, il promena sur eux son œil hébété, dont le vin et l’insomnie avaient altéré la forme et arrondi le contour.

« Eh bien ! Jacob, lui cria par ironie le jeune Marino, as-tu terrassé l’esprit de Dieu ?

— J’étais aux prises avec lui, répondit Sténio, dont le visage prit aussitôt une expression de causticité haineuse, plus étrangère encore à celle que Trenmor lui connaissait ; mais maintenant j’ai affaire à un plus rude champion, puisque me voici en lutte avec l’esprit de Marino.

— Le meilleur esprit, répliqua Marino, est celui qui tient un homme au niveau de sa situation. Nous nous sommes rassemblés ici pour lutter, le verre à la main, de présence d’esprit, de gaielé soutenue, d’égalité de caractère. Les roses qui couronnent la coupe de Zinzolina ont été renouvelées trois fois depuis que nous sommes ici, et le front de notre belle hôtesse n’a pas encore fait un pli de mécontentement ou d’ennui ; car la bonne humeur de ses convives ne s’est pas ralentie un instant. Un seul aurait troublé la fête s’il n’était pas bien convenu que, triste ou gai, malade ou en santé, endormi ou debout parmi les amis du plaisir, Sténio ne compte pas ; car l’astre de Sténio s’est couché dès la première heure.

— Qu’avez-vous à reprocher à cet enfant ? dit Pulchérie. Il est malade et chétif : il a dormi toute la nuit dans ce coin…

— Toute la nuit ? dit Sténio en bâillant. Ne sommes-nous encore qu’au matin ? J’espérais, en voyant les flambeaux allumés, que nous avions enterré le jour. Quoi ! il n’y a que six heures que vous êtes réunis, et