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CONSUELO.

géter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendance même, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n’eusse d’autre soin, d’autre devoir, d’autre souci que de faire de la musique.

— Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de la faire tranquillement.

— Eh ! pourquoi serait-elle mauvaise ? Quoi de plus beau que le calme ! Les cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissez l’attitude paisible…

— Leur immobilité ne me touche que parce qu’elle succède aux ondulations que la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe que parce que nous l’avons vu maintes fois sillonné par l’orage. Enfin, la lune n’est jamais plus sublime que lorsqu’elle brille au milieu des sombres nuées qui se pressent autour d’elle. Est-ce que le repos sans la fatigue peut avoir de véritables douceurs ? Ce n’est même plus le repos qu’un état d’immobilité permanente. C’est le néant, c’est la mort. Ah ! si tu avais habité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu saurais que la tranquillité n’est pas la vie !

— Mais qu’appelez-vous de la musique tranquille ?

— De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d’en faire, si tu fuis la fatigue et les peines de ce monde. »

En parlant ainsi, ils s’étaient avancés jusqu’au pied des murs du prieuré. Une eau cristalline jaillissait d’un globe de marbre surmonté d’une croix dorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque de granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rouges dont s’amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, se plaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leur gloutonnerie, et à suivre de l’œil leurs mouvements rapides, lorsqu’ils virent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche, et qui, en s’approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une de ces laveuses de nuit, personnages fantastiques dont la tradition est répandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation ou l’indifférence quelle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner ni surprise ni frayeur, eut vraiment d’abord quelque chose de solennel et d’étrange. Mais bientôt, un grand cri qu’elle fit en laissant tomber son amphore au fond du bassin, leur prouva qu’il n’y avait rien de surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue un peu troublée par les années, et, dès qu’elle les eut aperçus, elle fut prise d’une peur effroyable, et s’enfuit vers la maison en invoquant la vierge Marie et tous les saints.

« Qu’y a-t-il donc, dame Brigide ? cria de l’intérieur une voix d’homme ; auriez-vous rencontré quelque malin esprit ?

— Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de la fontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut au seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelques instants.

— Ce sera encore une de vos paniques ! Est-ce que des voleurs viendraient nous attaquer à cette heure-ci ?

— Je vous jure par mon salut éternel qu’il y a là deux figures noires, immobiles comme des statues ; ne les voyez-vous pas d’ici ? Tenez ! elles y sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge ! je vais me cacher dans la cave.

— Je vois en effet quelque chose, reprit l’homme en affectant de grossir sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nous aurons facilement raison de ces coquins-là, qui n’ont pu pénétrer que par-dessus les murs ; car j’ai fermé moi-même toutes les portes.

— En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et nous sonnerons après la cloche d’alarme. »

La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le parti qu’ils avaient à prendre. Fuir, c’était confirmer l’opinion qu’on avait d’eux ; rester, c’était s’exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d’une fenêtre au premier étage. Le rayon s’agrandit, et un rideau de damas cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d’une lampe, fut soulevé lentement ; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait avec précaution les franges, tandis qu’un œil invisible interrogeait probablement les objets extérieurs.

« Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire. Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une ritournelle quelconque, dans le premier ton venu. »

Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant musique et prose, une espèce de discours en allemand, rythmé et coupé en récitatif :

« Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux refrains. »

— Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif » Puis elle reprit :

« Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé une jambe, et puis l’autre, par-dessus le mur. »

— Un accord en la mineur, Joseph.

« Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits dignes de la terre promise : nous mourions de soif ; nous mourions de faim. Cependant s’il manque une pomme d’api aux espaliers ; si nous avons détaché un grain de raisin de la treille, qu’on nous chasse et qu’on nous humilie comme des malfaiteurs. »

— Une modulation pour revenir en ut majeur, Joseph. »

« Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace ; et nous ne voulons pas nous sauver ; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous n’avons fait aucun mal… si ce n’est d’entrer dans la maison du bon Dieu par-dessus les murs ; mais quand il s’agit d’escalader le paradis, tous les chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs. »

Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin vulgaire, que l’on nomme à Venise latino di frate, et que le peuple chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains blanches, s’étant peu à peu montrées, l’applaudirent avec transport, et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille, cria de la fenêtre :

« Disciples des muses, soyez les bien venus ! Entrez, entrez : l’hospitalité vous invite et vous attend. »

Les deux enfants s’approchèrent, et, un instant après, un domestique en livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.

« Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes petits amis, leur dit-il en riant : c’est votre faute ; que ne chantiez-vous plus tôt ? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne pouviez manquer d’être bien accueillis par mon maître. Venez donc ; il paraît qu’il vous connaît déjà. »

En parlant ainsi, l’affable serviteur avait monté devant eux les douze marches d’un escalier fort doux, couvert d’un beau tapis de Turquie. Avant que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit ; et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure, assis en face d’un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré, commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d’un air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s’était fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable s’arrondissaient moelleusement sous un œil de poudre d’iris d’une odeur exquise ; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d’une culotte de satin noir à boucles d’argent. Sa jambe bien faite et dont il était un peu vain, chaussée d’un bas violet bien tiré et bien transparent, reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée d’une excel-