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CONSUELO.

lente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s’affaissait délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante, préparait le café avec un recueillement religieux ; et un second valet, non moins propre dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout auprès de la table, détachait délicatement l’aile de volaille que le saint homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Étienne, celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.

LXXVII.

M. le chanoine était l’homme le plus commodément établi qu’il y eût au monde. Dès l’âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux canons de l’Église, lesquels admettaient que si l’on n’a pas beaucoup de raison à cet âge, on est du moins capable d’en avoir virtuellement assez pour recueillir et consommer les fruits d’un bénéfice. En conséquence de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien qu’il fût bâtard d’un roi ; toujours en vertu des canons de l’Église, qui acceptaient par présomption la légitimité d’un enfant présenté aux bénéfices et patronné par des souverains, bien que d’autre part les mêmes arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques fut issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le déclarer incapable voire indigne et infâme au besoin. Mais il est avec le ciel tant d’accommodements, que, dans de certaines circonstances, le droit canonique établissait qu’un enfant trouvé peut être regardé comme légitime, par la raison, d’ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit chanoine était donc entré en possession d’une superbe prébende, à titre de chanoine majeur ; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine d’années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était désormais reconnu chanoine jubilaire, c’est-à-dire chanoine en retraite, libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et privilèges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s’était fait déclarer absent, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits au bénéfice attaché à l’exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas d’absence admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou délabrée qui motivent l’absence. Mais le plus honorable et le plus assuré des droits d’absence était celui qui avait pour motif le cas d’études. On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience, sur les Pères de l’Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s’y rattachaient, sur les prétentions qu’on pouvait faire valoir à l’encontre d’autres chapitres, sur un procès qu’on avait ou qu’on voulait avoir contre une communauté rivale à propos d’une terre, d’un droit de patronage, ou d’une maison bénéficiale ; et ces sortes de subtilités chicanières et financières, étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu qu’un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.

Homme d’esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d’in-quarto poudreux qu’il n’avait jamais ouverts, il n’avait pas fait le sien, il ne le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu’il avait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sa personne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre ; on l’attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêves de gloire, de vengeance et d’argent. Ce livre, qui n’existait pas, avait déjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d’érudition et d’éloquence, dont il n’était pas pressé de fournir la preuve ; non qu’il fût incapable de justifier l’opinion favorable de ses confrères, mais parce que la vie est courte, les repas longs, la toilette indispensable, et le far niente délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions innocentes mais insatiables : il aimait l’horticulture et la musique. Avec tant d’affaires et d’occupations, où eût-il trouvé le temps de faire son livre ? Enfin, il est si doux de parler d’un livre qu’on ne fait pas, et si désagréable au contraire d’entendre parler de celui qu’on a fait !

Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d’un bon rapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf mois de l’année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac. L’habitation était spacieuse et romantique. Il l’avait rendue confortable et même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logis qu’avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait avec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être. De nouvelles distributions avaient fait de l’antique monastère un vrai petit château où il menait une vie de gentilhomme. C’était un excellent naturel d’homme d’église : tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe et disert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux du monde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques, participant à la bonne vie qu’il savait se faire, l’aidaient de tout leur pouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait de si bonnes confitures, et s’entendait si bien à conserver ses fruits, qu’il supportait sa méchante humeur, et soutenait l’orage avec calme, se disant qu’un homme doit savoir supporter les défauts d’autrui, mais qu’il ne peut se passer de beau dessert et de bon café.

Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse bonhomie.

« Vous êtes des enfants pleins d’esprit et d’invention, leur dit-il, et je vous aime de tout mon cœur. De plus, vous avez infiniment de talent ; et il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plus douce, la plus sympathique, la plus émouvante que j’aie entendue de ma vie. Cette voix-là est un prodige, un trésor ; et j’étais tout triste, ce soir, de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant que je ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus. Vrai ! je ne n’avais pas d’appétit, j’étais sombre, préoccupé… Cette belle voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l’âme et de l’oreille. Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, et peut-être aussi votre bon cœur, mes enfants ; car vous aurez deviné que j’avais su vous comprendre et vous apprécier…

— Nous sommes forcés d’avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, que le hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter sur cette bonne fortune.

— La bonne fortune est pour moi, reprit l’aimable chanoine ; et vous allez me chanter… Mais non, ce serait trop d’égoïsme de ma part ; vous êtes fatigués, à jeun