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CONSUELO.

peut-être… Vous allez souper d’abord, puis passer une bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique ; oh ! de la musique toute la journée ! André, vous allez mener ces jeunes gens à l’office, et vous en aurez le plus grand soin… Mais non, qu’ils restent ; mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu’ils soupent avec moi. »

André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfaction bienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposées ; elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents :

« Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulière société pour un homme de votre rang ! »

« Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n’êtes jamais contente de rien ni de personne ; et dès que vous voyez les autres prendre un petit plaisir, vous entrez en fureur.

— Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir compte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, des sornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant !

— Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sans perdre son sourire enjoué ; vous avez la voix aigre comme une crécelle, et si vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.

— Beau plaisir ! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que de préparer le café à de pareils hôtes !

— Oh ! il vous faut de hauts personnages à vous ! vous aimez la grandeur ; vous ne voudriez traiter que des évêques, des princes et des chanoinesses à seize quartiers ! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson bien dit. »

Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d’une apparence si noble se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin ; et, pendant tout le souper, elle s’émerveilla de la puérilité de ses préoccupations. À propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour se tenir en belle humeur, il interpellait ses domestiques à chaque instant, tantôt discutant sérieusement la sauce d’un poisson, tantôt s’inquiétant de la confection d’un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant son monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissant sur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l’un, reprenant l’autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait sur toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans ses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l’isolement et la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchait à tenir son esprit en haleine, et à faciliter l’œuvre de sa digestion par un exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.

Le souper fut exquis et d’une abondance inouïe. À l’entremets, le cuisinier fut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour la confection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné à propos de certains autres qui n’avaient pas atteint le dernier degré de perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient l’un l’autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinements leur semblaient incompréhensibles.

« Allons ! allons ! ce n’est pas mal, dit le bon chanoine en congédiant l’artiste culinaire ; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne volonté, et si tu continues à aimer ton devoir. »

Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu’il s’agit d’un enseignement paternel, ou d’une exhortation religieuse ?

Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa part d’éloges et d’avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour parler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes. Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d’études solides, des idées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste ; et, s’étant mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de plusieurs vieux maîtres allemands, qu’il jouait avec beaucoup de pureté et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas sans intérêt pour Consuelo ; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à oublier la fatigue et l’heure qui s’avançait, pour demander au chanoine de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir extrême à être ainsi écouté. La musique qu’il connaissait n’étant plus guère de mode, il ne trouvait pas souvent d’amateurs selon son cœur. Il se prit donc d’une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement, Joseph, accablé de lassitude, s’étant assoupi sur un grand fauteuil perfidement délicieux.

« Vraiment ! s’écria le chanoine dans un moment d’enthousiasme, tu es un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat que m’impose ma profession. »

Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue pour une femme ; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta naïvement :

« Oui, je regrette de n’avoir pas d’enfants, car le ciel m’eût peut-être donné un fils tel que toi, et c’eût été le bonheur de ma vie… quand même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants, d’aujourd’hui ? Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux ? J’ai là un gros livre de ses œuvres que j’ai rassemblé et fait relier, parce qu’il faut avoir de tout… Et puis, c’est peut-être beau en effet… Mais c’est d’une difficulté extrême à lire, et je t’avoue que le premier essai m’ayant rebuté, j’ai eu la paresse de ne pas m’y remettre… D’ailleurs, j’ai si peu de temps à moi ! Je ne fais de musique que dans de rares instants, dérobés à des soins plus sérieux… De ce que tu m’as vu très-occupé de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d’un travail énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je travaille depuis trente ans, et qu’un autre n’eût pas fait, en soixante ; un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce livre-là fera quelque bruit !

— Mais il est bientôt fini ? demanda Consuelo.

— Pas encore, pas encore ! répondit le chanoine désireux de se dissimuler à lui-même qu’il ne l’avait pas commencé. Nous disions donc que la musique de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble bizarre.

— Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en viendriez à penser que c’est un génie qui embrasse, résume et vivifie toute la science du passé et du présent.

— Eh bien, reprit le chanoine, s’il en est ainsi, nous essaierons demain à nous trois d’en déchiffrer quelque chose. Voici l’heure pour vous de prendre du repos, et pour moi de me livrer à l’étude. Mais demain vous passerez la journée chez moi, c’est entendu, n’est-ce pas ?

— La journée, c’est beaucoup dire, Monsieur ; nous devons nous presser d’arriver à Vienne ; mais dans la matinée nous serons à vos ordres. »

Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré vers onze heures ou midi. Quand il fut question d’aller dormir, une vive discussion s’engagea sur l’escalier entre dame Brigide et le premier valet de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le bâtiment fraîchement restauré qu’occupaient le chanoine et sa suite. Brigide, au contraire, s’obstinait à les envoyer coucher dans les cellules abandonnées du vieux prieuré,